Pendant longtemps la conception de la circulation des savoirs en situation scolaire a été perçue de manière strictement linéaire, à la manière du modèle classique de la communication : un émetteur légitimé à transmettre des contenus disciplinaires s’adressait à des récepteurs légitimés à les apprendre (Lautier, 2006). La massification et la diversité des publics de l’école a quelque peu renversé cette optique, et une attention particulière a été portée aux modalités de la réception des informations chez les adolescents. Dans l’activité de travail, nous ne sommes pas confrontés à un sujet épistémique abstrait, à l’intelligence désincarnée, mais bien aux conduites pour partie secrètes d’êtres sociaux aux prises avec les conflits de la réalité qu’ils veulent comprendre, s’expliquer, mais aussi résoudre en cherchant une signification à leur efforts.
C’est pourquoi nous sommes convaincue qu’il faut prendre en compte de manière effective les pratiques non formelles de recherche sur Internet. Ces dernières doivent constituer un appui pour l’enseignement formel d’Internet. Et ce pour deux raisons majeures : d’une part elles façonnent les attentes et les comportements face à la technologie et à son apprentissage, d’autre part elles peuvent, tout en étant des « ressources » pour l’apprenant, être des « obstacles épistémologiques et/ou didactiques pour les enseignements » (Béguin, 2006).
S’inscrivant dans le domaine de la documentation scolaire, notre travail de thèse [1] se propose ainsi d’enrichir les réflexions sur l’éducation à l’information, dans ses modalités pédagogiques et ses contenus didactiques.
Pour cela, notre travail porte sur la recherche d’information sur Internet par deux types d’acteurs (élèves, professeurs documentalistes), trop souvent distingués lors d’études empiriques. Pour donner des clés de compréhension des phénomènes observés, nous souhaitons prendre en compte « l’épaisseur sociale de la pratique en construction » (Jeanneret, Souchier, Le Marec, 2003).
Cette « épaisseur sociale » nous semble saisissable à travers la connaissance et la compréhension du déploiement des pratiques informationnelles au sein de deux espaces d’actions différenciés : l’espace d’actions libres, d’une part, qui, ancré dans le quotidien de l’individu, propose à ce dernier l’accès illimité à des environnements (physiques, matériels, mais aussi d’actions, d’objets et de sentiments) d’apprentissage, et l’espace d’actions encouragées, d’autre part. Notre regard, au sens physique du terme, a été dans cette recherche particulièrement centré sur l’espace d’actions encouragées, soumis à notre observation. Cet espace désigne l’ensemble des activités, des objets, et des lieux, introduits dans l’espace d’actions dans l’objectif d’amener l’apprenant (et non plus l’individu stricto-sensu) à augmenter son potentiel d’actions, et partant, ses capacités d’actions (Bril, 2002 : 258).
L’objectif de ce travail de thèse a donc été pour nous d’avoir une meilleure connaissance des imaginaires, représentations et pratiques non formelles développées par les élèves sur la recherche d’information sur Internet, et d’effectuer un parallèle avec les imaginaires, représentations et pratiques de formation mises en œuvre par les professeurs documentalistes. Il s’agit, à travers la prise en compte de la parole de chacun sur son rapport à l’information, à la recherche d’information sur Internet, de repérer les « potentiels d’évolution organisationnelle » (Vacher, 2009) : si le cadre commun d’activité mis en place par les acteurs de notre étude est soumis à des contraintes locales et institutionnelles, il recèle aussi des potentialités d’actions, des leviers à actionner pour optimiser les activités de production de sens qui ont lieu en son sein.
Nous nous sommes donc interrogée sur les modalités selon lesquelles élèves de 6e et professeurs documentalistes construisent leur rapport à l’outil de recherche numérique, au sein d’un ensemble de discours et d’imaginaires appartenant à leurs mondes sociaux respectifs. Ce travail nous a permis d’observer comment l’objet socialement partagé qu’est Internet fait l’objet d’une configuration spécifique par les uns et les autres pour devenir un objet d’enseignement-apprentissage.
Portant sur un objet d’étude complexe – la prise en compte de représentations en ligne avec des pratiques documentaires situées —, notre travail de recherche a d’emblée imposé le recours aux techniques d’analyse qualitative, privilégiant les questions ouvertes au questionnaire fermé, rigide et précodé, souhaitant porter notre attention sur le déroulement et les articulations du récit des interrogés, mais aussi les ruptures et/ou silences émaillant leurs discours (Certeau, 2004).
Nous avons ainsi mené une investigation durant deux années scolaires consécutives, dans trois collèges à profils sociologiques différenciés. Nous avons combiné entretiens semi-directifs auprès de 45 élèves de 6e (2 entretiens par élève, un avant la formation à Internet, un après cette formation), et de trois professeurs documentalistes, à raison de 4 entretiens par professionnel, et observation distanciée, à la fois de situations de recherche sur Internet menées au CDI et des formations documentaires à Internet.
Un objet socialement partagé
L’approche écologique qui est la nôtre des pratiques informationnelles nous a permis de mettre en valeur le rôle fondamental de l’environnement dans lequel le sujet instaure sa relation à l’outil de recherche numérique (Cordier, 2011). Relevant de l’action située, les pratiques non formelles dépendent fortement du contexte dans lequel elles s’inscrivent, et au sein duquel le sujet négocie également son positionnement, son espace d’expression.
Pour les élèves comme pour les professeurs documentalistes interrogés, Internet a pleinement intégré le quotidien, et la sphère familiale s’est organisée en fonction de cet outil, objet de négociations au sein des fratries, ou même des couples pour les adultes. L’activité de recherche ou de communication sur Internet est vécue par les interrogés comme un temps pour soi, réservé à soi. Cela est d’autant plus vrai lorsque la connexion à Internet peut s’effectuer dans un espace personnel, comme c’est le cas pour 40 % des collégiens interrogés. Lorsque la navigation est exclusive, une relation faite d’intimité est tissée avec l’outil numérique. Les discours des adolescents concernés et des professeurs documentalistes se rejoignent tout à fait sur ce point.
Professeurs documentalistes et élèves interrogés se distinguent cependant fortement dans l’appréhension située des usages et pratiques numériques qui sont les leurs. Ainsi les élèves effectuent une dichotomie nette entre les usages déployés au sein de la sphère non formelle (communication numérique, pratiques de jeux en ligne) et les usages déployés dans la sphère scolaire, laquelle apparaît comme le lieu par excellence de la recherche numérique. Cette forte distinction entre pratiques personnelles d’Internet et pratiques scolaires confirme la thèse de Jacques Piette, élaborée en 2005, opposant « l’Internet des jeunes » et « l’Internet de l’école » (Piette, 2005). Au contraire cette distinction n’a pas lieu d’être pour les professeurs documentalistes de notre étude, dont les pratiques professionnelles d’Internet envahissent la sphère non formelle, et se mêlent aux pratiques personnelles de l’outil numérique.
La problématique du sentiment d’expertise personnelle en matière de recherche sur Internet traverse tous les discours des interrogés, professeurs documentalistes et élèves. Il renvoie pour nous au sentiment d’efficacité personnelle, défini par Albert Bandura (Bandura, 2007). Chacun développe face à Internet un sentiment d’expertise personnelle qui structure sa relation à l’outil, mais chacun est amené aussi à évaluer l’expertise d’autrui en matière de recherche sur Internet. Ces regards croisés se sont révélés extrêmement féconds pour nous qui envisageons les modalités selon lesquelles Internet, objet socialement partagé, est reconfiguré en tant qu’objet d’enseignement-apprentissage.
Ce sentiment d’expertise personnelle apparaît fondamental car profondément structurant dans la relation entretenue par le sujet avec l’outil numérique. C’est ainsi qu’un sentiment d’expertise personnelle affirmée ou nuancée contribue à une image positive de soi, et de l’activité de recherche numérique. Au contraire les élèves se déclarant non experts développent une image d’eux-mêmes négative. Cette dépréciation de soi face au groupe social s’accompagne d’un sentiment d’impuissance lors de l’activité de recherche numérique, laquelle est généralement placée alors sous l’expertise d’un tiers.
Expression du non formel au sein d’un lieu d’influences formelles
Grâce à l’approche orientée-interactions, conjuguée à une démarche écologique, nous avons pu mesurer les interactions formel-non formel au sein d’un lieu d’influences formelles, le CDI. Les interactions pratiques-imaginaires ont également fait l’objet de nos interrogations, notamment à travers une activité très significative de la recherche d’information : la formulation de la requête. Nous avons en outre questionné les conceptions de la recherche d’information exprimées par les différents acteurs interrogés, conceptions fortement liées au support de recherche envisagé.
Il est frappant de constater que professeurs documentalistes et élèves développent des argumentaires très similaires pour défendre l’utilisation d’un support de recherche différent. En effet, interroger les acteurs sur la recherche d’information sur Internet, c’est soulever la problématique de la recherche sur support papier, la comparaison allant à l’avantage d’Internet pour les collégiens, et plutôt à l’avantage du support papier au regard des professeurs documentalistes.
Il y a un élément particulièrement distinctif dans le discours des élèves concernant la recherche d’information, qui n’est jamais mentionné par les professeurs documentalistes : il s’agit de la notion de plaisir. Cette notion apparaît centrale pour les collégiens, qui évoquent le plaisir lié à la manipulation technique de l’outil, mais aussi le plaisir lié à la satisfaction d’obtenir des réponses à leurs questionnements sur Internet. Cette dimension, absente des discours des professionnels, nous semble fondamentale à prendre en compte, et impacte sans aucun doute sur la perception de la recherche d’information qu’ont les élèves, lorsque celle-ci est prescrite par les enseignants.
Les pratiques informationnelles sur Internet développées par les élèves au sein de la sphère non formelle apparaissent tout à fait légitimes pour les adolescents.
Ces pratiques font effet l’objet d’une légitimation sociale forte au sein de la sphère familière, laquelle favorise une structuration nette de cette culture non formelle. Nous employons ici d’ailleurs à dessein le terme de « culture » comme cristallisant des valeurs, des discours, des imaginaires socio-discursifs, des pratiques, communs à un groupe social. La relation à l’outil de recherche numérique nouée par les élèves rencontrés est chargée d’affectivité : ils s’accordent pour louer la sobriété, l’exhaustivité de la recherche au sein du moteur de recherche Google, mais surtout ils en apprécient l’habitude d’utilisation constituée au fil du temps, sur les conseils de proches, et n’hésitent pas à évoquer une complicité avec l’outil de recherche.
C’est ainsi que l’on peut soulever une problématique cruciale pour les formateurs confrontés à ces collégiens : une remise en cause de leurs pratiques non formelles constitue une mise en danger de l’équilibre cognitif et affectif de ces jeunes sujets. Dès lors, il est fort probable, qu’évaluant les risques encourus par une restructuration de leurs pratiques non formelles, les élèves éprouvent de fortes réticences à assimiler les pratiques formelles, prescrites par les enseignants, si celles-ci ne sont pas liées à des notions rassurantes de plaisir, de sécurité, et de légitimation sociale.
Du côté des professeurs documentalistes, nous avons pu déceler un conflit intra-personnel au sein de leurs systèmes de représentation. Les discours des professionnels sont en effet particulièrement contradictoires : lorsqu’ils s’expriment en tant qu’individus sociaux, ils emploient des arguments proches de ceux de leurs élèves pour qualifier la recherche sur Internet ; mais lorsqu’ils adoptent le point de vue de professionnels de l’Information-documentation, le discours est radicalement différent, empreint de méfiance et de termes péjoratifs envers l’outil de recherche numérique. Les enseignants parlent toujours sous le contrôle d’une « instance-tiers » (Charaudeau, 2004), qui représente les discours sociaux à leur égard. Ils sont convaincus d’attentes sociétales envers eux, ce qui provoque un déséquilibre entre leurs pratiques personnelles de recherche et les pratiques et discours qu’ils pensent devoir relayer en tant qu’acteurs du milieu de l’éducation.
Un tel positionnement conduit les professeurs documentalistes observés à développer de fortes prescriptions quant à la démarche de recherche que les élèves doivent adopter au CDI.
Quand Internet devient objet d’enseignement-apprentissage
Poser un regard analytique sur les formations documentaires mises en place par les professeurs documentalistes sur Internet nous a permis d’interroger les modalités selon lesquelles les professionnels font d’Internet un objet d’enseignement-apprentissage. Une construction qui est fortement liée à leur imaginaire de la recherche sur Internet et surtout des pratiques non formelles de recherche des élèves. L’imbrication imaginaire-pratique fait ici jour de manière éclatante, à travers également les situations d’enseignement-apprentissage développées par les professionnels. L’ensemble de ces éléments conduit les élèves à questionner soit leurs pratiques personnelles en matière de recherche sur Internet soit l’expertise du professionnel.
Lors des formations traitant d’Internet en tant qu’outil de recherche d’information, les professeurs documentalistes observés déclinent une grammaire documentaire très stricte, dont la pertinence est parfois questionnée durant les séances mêmes. Il s’agit vraisemblablement pour ces professionnels de donner une stabilité à un objet qui n’en a pas vraiment, et de construire cet objet info-documentaire selon les mêmes modalités que les autres objets, plus traditionnels (l’on peut penser aux « clés d’accès » du livre documentaire, repère immuable pour les professionnels de l’Information-documentation, en opposition au caractère mouvant et hétérogène des interfaces web). À partir de l’observation des séances de formation, l’on peut déceler la vision d’un modèle de pratique renvoyant à la conception d’une sorte de ’pratique modèle’ comme action à imiter. La pratique de l’élève apparaît comme assujettie à l’imitation d’un modèle de pratique fourni par le professeur documentaliste, modèle qui apparaît indiscutable.
Au vu de nos observations, il nous paraît indispensable de penser, au sein d’une démarche compréhensive de l’activité informationnelle, l’enseignement d’une culture technique.
Au-delà de cette culture technique fondamentale, nous sommes convaincue – et notre étude le démontre – qu’une attention aux concepts doit être portée de manière beaucoup plus importante lors des formations info-documentaires. Cela suppose de s’éloigner des formations méthodologiques, à visée procédurale, et d’avoir le temps nécessaire à l’expression des représentations des apprenants et à l’établissement de situations-problèmes pour favoriser une restructuration cognitive, intégrant les concepts visés.
Certes, les formations info-documentaires dépeintes dans ce travail, et les impressions laissées par l’évaluation de ces formations sur les représentations et pratiques informationnelles des élèves de 6e, semblent relativement négatives quant au regard porté sur l’action des professeurs documentalistes observés.
Néanmoins cette recherche ne conduit pas à interroger l’existence des professionnels de l’Information-Documentation en milieu scolaire, mais à interroger leurs pratiques et les modalités selon lesquelles ils peuvent mener une éducation à l’information plus efficiente et opératoire. Contrairement à ce que beaucoup de professeurs documentalistes semblent penser lorsqu’est envisagée la formation à la recherche d’information sur Internet, les professionnels ont toute leur place dans cette activité. La nécessité d’une médiation par les professionnels installe leur rôle d’experts, chargés de faire sens, de créer du lien, de mettre en place des situations de groupe qui permettent de faire du lien. Le rôle du formateur est d’assister l’apprenant dans « la détection et l’utilisation des propriétés de son environnement animé et inanimé, et de leur fonctionnement dans un milieu culturel particulier » (Bril, 2002 : 256).
Notre réflexion n’est guère achevée à ce sujet. Bien au contraire, il nous semble que ce travail de doctorat n’a été qu’une introduction pour nous à une réflexion que nous souhaitons prolonger désormais avec de nouvelles interrogations épistémologiques, de nouveaux terrains d’investigation…
[1] voir en ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00737637