Adjectif : analyses et recherches sur les TICE

Revue d'interface entre recherches et pratiques en éducation et formation 

Barre oblique

L’IA générative en éducation : quelques pistes de recherche

lundi 13 mai 2024 Georges-Louis Baron

Georges-Louis Baron
Professeur émérite
Université Paris Cité

Semestre 1 / 2024

Contexte

Il est inutile de s’étendre sur le fait que l’intelligence artificielle (IA) est redevenue à la mode depuis quelques années, avec le développement de différents systèmes génératifs capables de produire des œuvres (textes, dessins, musiques, vidéos) qui ressemblent à ce que des humains peuvent créer. En fait, beaucoup d’informations sur ces systèmes est disponible dans le grand public : les médias écrits et audiovisuels abondent en reportages, en analyses et en débats, en particulier dans les revues de vulgarisation. Il y a consensus sur le fait que les risques sont importants mais que les possibilités sont immenses, tandis que les évolutions à venir sont incertaines.

Une partie des analyses concerne le secteur éducatif. Le plus souvent, les questions jusqu’ici soulevées par les médias concernent la possibilité de triche par les élèves pour la remise de devoirs (ils peuvent demander à l’ordinateur de rédiger un devoir sans craindre les logiciels de détection de plagiat), ce qui menace le système dans ce qu’il a de plus sacré : l’évaluation.

Ceci dit, on sait encore peu de choses sur ce qui se développe comme utilisations en dehors de et pour l’institution éducative. Il est donc relativement important d’étudier ce qui se produit et d’élaborer des problématiques pouvant donner lieu à des recherches aidant à comprendre ce qui se joue. Les lignes qui suivent présentent quelques réflexions allant dans ce sens.

Une inscription dans une histoire

Les développements actuels des systèmes informatiques d’IA générative se situent dans une histoire qui se déploie depuis les années 1960 et qui a vu nombre de réalisations depuis l’invention par la cybernétique de réseaux de neurones formels dès les années 1950. En particulier, dans les années 1980, les systèmes experts et, plus généralement l’IA symbolique, telle que l’a incarnée par exemple Jacques Pitrat et son équipe (Baron et Grandbastien, 2022) ont fait l’objet d’un grand intérêt et de la création d’un certain nombre de systèmes dont certains sont toujours en activité.

La vague d’outils actuels se situe plutôt en rupture par rapport à l’IA symbolique : fondamentalement ils ne fonctionnent pas à partir de faits et de règles explicites exploités par un moteur d’inférence, mais ils utilisent les propriétés offertes par des réseaux de neurones capables d’apprentissage ; propageant et ajustant des coefficients numériques entre des neurones formels en fonction des situations rencontrées.

Ces systèmes ne fonctionnent donc pas à partir de la représentation formalisée d’une réalité et de règles d’inférence explicites mais effectuent essentiellement des prédictions selon la valeur de nombres calculés. On a pu dire qu’ils étaient fondamentalement des « perroquets stochastiques » (Bender, 2021).

Bien sûr, le temps passant, des améliorations sont sans cesse effectuées pour limiter les « hallucinations » de ces systèmes : énoncés évidemment faux ou absurdes qu’ils assènent avec une tranquille assurance. Il est à noter, en particulier, le développement d’une intelligence artificielle dite « neuro-symbolique » (Michel–Delétie, et Sarker, 2024). D’après ces auteurs, cette approche ancienne connaît actuellement un regain d’intérêt qui permet d’aborder des problèmes comme ceux de l’équité, de la protection de la vie privée, de la robustesse, de la sécurité, de l’interprétabilité (p. 3).

Dans un article récent de la revue IEEE Internet Computing [1], Gaur et ses collègues (2022) présentent une synthèse des travaux sur ce qu’ils appellent « Knowledge-Infused Learning » ou apprentissage par l’insufflation de connaissances, puisque « infuser » a ce sens dans ce contexte. L’article, d’une technicité certaine, illustre cependant bien le besoin de génération de connaissances pour éviter les hallucinations, en incluant les contextes et les processus. Cela amène à utiliser aussi des lexiques sémantiques, des ontologies… Cela doit permettre à terme d’éviter de mieux prendre en compte les contextes, de gérer l’incertitude, de développer interprétabilité et explicabilité.

La recherche avance donc. Un problème, cependant, est lié au fait que les recherches d’amélioration menées dans le cadre de compagnies privées ne sont pas publiques et éclairent peu sur la nature des solutions apportées (concernant en particulier l’intervention humaine nécessaire pour entraîner et corriger les modèles utilisés).

Il en va en effet des systèmes d’IA générative comme des autres logiciels : ils sont des produits commerciaux et les entreprises cherchent à rentabiliser auprès de différents publics les investissements très lourds qu’ils ont réalisés. Chaque grande entreprise internationale d’informatique offre ses solutions et les startups ne sont pas en reste. Un secteur libre et gratuit continue aussi à exister et il est de nature à accroître la transparence des traitements et à rendre les choses plus explicites. Mais il est probable, vu l’étendue du marché, que la tendance actuelle à considérer le logiciel comme un service pour lequel il est normal de payer va se développer.

Un potentiel disruptif en éducation ?

Le rôle de l’intelligence artificielle en éducation a fait l’objet de très nombreux travaux depuis le développement de systèmes « intelligents » dès les années 1970, dans leurs différentes dimensions (cf. par exemple la synthèse de Bruillard en 1997).

En particulier, on note une tension entre, d’une part, des logiciels qualifiés un moment de « tuteurs intelligents », comportant un module expert du domaine et un module tutoriel gérant des dialogues adaptés aux connaissances des élèves et, d’autre part, les systèmes faisant du coaching d’apprentissage et laissant davantage d’initiative aux apprenants…

S’agissant de l’IA générative en éducation, innovation technique somme toute assez récente, on commence à trouver des réflexions inspirées par la recherche. En particulier, un numéro récent (2023) de la revue International Journal of Interactive Multimedia and Artificial Intelligence [2] s’est intéressé à cette question.

Griffiths et ses collègues y analysent notamment les potentialités disruptives de ces systèmes. Ils relèvent en substance que la dichotomie traditionnelle entre instructivisme (comme transmission de connaissances) et des approches davantage orientées vers la coordination, incluant des activités collaboratives instrumentées, menace « l’équilibre qui s’est développé entre les processus organisationnels de l’éducation et les pratiques constructivistes des enseignants, correspondant aux modèles de transmission ou de coordination de la communication » (p. 18).

On n’a affaire, en somme, qu’à des « simulacres d’intelligence », dont le fonctionnement ne peut être ni inspecté ni garanti, ce qui est évidemment très ennuyeux dans un contexte de formation. Les auteurs considèrent trois réponses a priori possibles de l’institution scolaire : le rejet, l’utilisation de l’IA générative pour remplacer les enseignants (solution en effet radicale mais peu probable à court terme), ou l’acceptation pour accompagner l’action éducative. Chacune de ces réponses pose des problèmes. La troisième, dont on croit comprendre qu’elle a la préférence des auteurs, nécessiterait en particulier des réformes radicales qui seraient selon eux en contrepartie susceptibles de rendre plus efficace les processus d’enseignement et d’apprentissage (p. 20).

Que va-t-il advenir ? Une vue prudente est de rigueur. L’IA générative n’est pas la première innovation supposément disruptive que les systèmes éducatifs ont dû prendre en compte, même si elle peut sembler plus inquiétante que d’autres anciennes « nouveautés ». Son développement menace en effet la vision instructiviste de la transmission de connaissances, tandis qu’elle offre de nouvelles possibilités de résolution de problèmes, à condition d’en avoir une représentation critique et de disposer d’une certaine technicité.

Il me semble très vraisemblable que le système va s’adapter. Sa stabilité ne dépend en effet pas seulement d’une innovation technique mais d’un système complexe de forces antagonistes. De ce point de vue, la position de Larry Cuban (1997) dans « rencontre entre la salle de classe et l’ordinateur, la salle de classe gagne » nous semble toujours actuelle.

En tout cas, on peut être certains que ces nouveaux instruments sont là pour rester, qu’ils seront utilisés par tout le monde et qu’ils finiront par trouver des formes de scolarisation, avant que d’autres vagues technologiques ne viennent sur le devant de la scène.

Comme pour les précédentes vagues il est important d’en inventer les modes d’usage au service de projets pédagogiques. Il est nécessaire de porter attention aux pratiques qui se développent, d’analyser les nouveaux usages, de mettre en évidence des problèmes et des solutions possibles. C’est là une responsabilité pour la recherche en éducation.

L’enjeu premier est d’énoncer des questions et de formuler des problématiques sous une forme telle qu’une recherche puisse y apporter des éléments de réponse.

Quelques pistes possibles de recherche

Construire une problématique prend du temps. De plus, le fait que nous soyons dans une situation très évolutive du point de vue des fonctionnalités techniques complique les choses.

Des travaux sont déjà menés sur ces problématiques émergentes, au Québec et en France, au sein d’un groupe de travail spécifique commun au réseau Périscope [3] et au GIS 2if en France. De nature très exploratoire, ils commencent à produire de premiers résultats (Tchoupou & al, 2023), (Mbacke Gueye, 2024).

Sans préjuger des problématisations qu’élaboreront les communautés de chercheurs, quelques points me semblent particulièrement prometteurs.

Il est tout d’abord indispensable de documenter l’évolution des usages qu’ont de ces robots conversationnels les élèves et les enseignants, à la fois dans le cadre de pratiques formelles et non formelles d’apprentissage ; l’enjeu étant d’identifier l’émergence et la reconnaissance de nouvelles genèses instrumentales, d’étudier autant que possible leur impact sur les activités d’apprentissage.

S’agissant des enseignants, il semble nécessaire d’étudier comment ils peuvent mobiliser l’IA générative comme outil au service de leur enseignement, et particulièrement au service d’activités collaboratives dans une perspective non strictement instructiviste.

On peut identifier en première analyse dans ce champ deux attracteurs : tout d’abord, dans le cadre de la préparation de cours, celui de la conception d’activités et de contrôles (le logiciel est alors un collaborateur de l’enseignant).

Ensuite, comment peut-on amener les élèves à utiliser une IA générative eux-mêmes comme un collaborateur (notamment pour la recherche d’informations et l’amélioration d’idées). On est alors, en un sens, dans le domaine de l’éducation aux médias et à l’information.

Dans une perspective pluridisciplinaire, il serait aussi tout à fait souhaitable de contribuer à développer des systèmes spécialistes d’un domaine pouvant être utilisés en appui à des actions d’enseignement spécifiques.

En somme, nous sommes au début d’une période d’effervescence technologique où, comme pour les précédentes vagues, la recherche (en particulier participative) a un rôle privilégié à jouer.

Références

Baron, M. et Grandbastien, M. (2022). Introduction (FR). Revue Ouverte d’Intelligence Artificielle, 3(1‑2), 1‑18. https://doi.org/10.5802/roia.14fr

Bender, E. M., Gebru, T., McMillan-Major, A. et Shmitchell, S. (2021, 1 mars). On the Dangers of Stochastic Parrots : Can Language Models Be Too Big ? 🦜. Proceedings of the 2021 ACM Conference on Fairness, Accountability, and Transparency, New York, NY, USA (p. 610‑623). https ://doi.org/10.1145/3442188.3445922

Bruillard, E. (1997). Les machines à enseigner. Hermes.

Cuban, L. (1997). Rencontre entre la classe et l’ordinateur  : la classe gagne. Recherche et formation, 26, 11‑29. http://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000797

Gaur, M., Gunaratna, K., Bhatt, S. et Sheth, A. (2022). Knowledge-infused learning : A sweet spot in neuro-symbolic ai. IEEE Internet Computing, 26(4), 5‑11. https://ieeexplore.ieee.org/abstract/document/9841416/

Griffiths, D., Frías-Martínez, E., Tlili, A., & Burgos, D. (2024). A Cybernetic Perspective on Generative AI in Education  : From Transmission to Coordination. International Journal of Interactive Multimedia and Artificial Intelligence, September 2023, Vol. VIII, Number 3, ISSN : 1989-1660 https ://reunir.unir.net/handle/123456789/16207

Laferrière, T. et Baron. (2023). Les outils/instruments numériques pour l’évaluation des apprentissages. https://adjectif.net. https://adjectif.net/spip.php?article585

Mbacke Gueye, S. (2024). L’intégration de l’intelligence artificielle dans les usages d’un regroupement de recherche sur la persévérance et la réussite scolaire  : https://adjectif.net. https://adjectif.net/spip.php?article631

Michel–Delétie, C. et Sarker, M. K. (2024). Neuro-Symbolic methods for Trustworthy AI : a systematic review. Neurosymbolic Artificial Intelligence 0 (2024) 1. https ://neurosymbolic-ai-journal.com/system/files/nai-paper-726.pdf

[2International Journal of Interactive Multimedia and Artificial Intelligence, September 2023, Vol. VIII, Number 3, ISSN : 1989-1660 (https://www.ijimai.org/journal/issues).


 

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