Dans le système scolaire français, comme dans d’autres, l’évaluation des connaissances (en particulier l’examen) rétroagit très rapidement sur ce qui est enseigné au sein des disciplines. La montée d’un intérêt institutionnel pour l’évaluation de compétences est assez récente dans le paysage français (à partir de la décennie 1990). Un des champs d’application de ces « nouvelles » idées est celui de domaines encore peu institutionnalisés comme l’informatique et le numérique. On ne reviendra pas ici sur les avatars de la validation des compétences dans ce domaine, en particulier avec la saga du B2i et du C2i, mis en place au début du millénaire puis progressivement tombés en désuétude et “remplacés” par PIX.
Nous avons choisi, dans le cadre d’un programme subventionné par le ministère chargé de l’éducation, DEFI (Tort & al, 2023) de nous centrer ici sur un domaine de compétence à la fois essentiel et négligé : la littératie des données (Baron et Drot-Delange, 2023). Les lignes qui suivent s’appuient largement sur un document de synthèse élaboré dans ce projet.
F.Tort, maîtresse de conférence en informatique, ENS Paris Saclay ;
B. Drot-Delange, professeure en sciences de l’éducation et de la formation, ACTé, univ. Clermont Auvergne ;
Georges-Louis Baron, professeur émérite en sciences de l’éducation et de la formation, EDA, univ. Paris Cité
En France, les compétences des élèves dans le domaine de l’informatique sont évaluées couramment dès le début des années 2000 avec le lancement du brevet informatique et internet (B2i), système piloté par l’autorité pédagogique qui a eu une durée de vie modeste, sans doute parce que son modèle « d’éducation à », ne faisant pas référence à des contenus disciplinaires et reposant une mise en œuvre prescrite dans le cadre d’activités d’enseignement non spécifiquement dédiées aux technologies ne pouvait s’installer durablement qu’avec un soutien politique dans la durée, ce qui n’a pas été le cas (Fluckiger et Seys, 2011 ; Fluckiger et Bart, 2012).
Il est intéressant de rappeler que l’intérêt des autorités européennes dans le domaine du numérique s’est particulièrement manifesté en 2013 par la publication du référentiel DigComp [1]. Ce référentiel, qui en est en 2025 à sa version 2.2, décrit 21 compétences regroupées en 5 domaines.
Pix est une création de mars 2016, sous forme initiale de “startup d’Etat” transformée ensuite en Groupement d’intérêt public (GIP). La plateforme Pix mise en place en 2017 a adapté le DigComp. Les réflexions menées avec le ministère de l’éducation nationale ont conduit ce dernier à adopter en 2019 un référentiel français, le Cadre de Références pour les Compétences Numériques - CRCN [2].
Rappelons synthétiquement ici que ce dernier comporte 16 compétences, regroupées en 5 domaines : Information et données ; Communication et collaboration ; Création de contenu ; Protection et sécurité ; Environnement numérique. Tous les élèves sont tenus de passer une certification Pix deux fois dans leur scolarité, à la fin du collège et à la fin du lycée. Celle-ci leur attribue un niveau par compétence (de 1 à 7) et un nombre de points ou “pix” (sur un maximum de 1024). Les niveaux considérés sont actuellement au nombre de 8, mais on ne sait pas très bien comment ils sont attribués : 1 et 2 (novice) ; 3 et 4 (indépendant) ; 5 et 6 (avancé ; 7 et 8 (expert).
Préalablement à la certification, les élèves doivent se positionner sur Pix et réussir au moins 5 compétences au niveau 1. Pour faciliter l’organisation de ce positionnement, Pix propose des « parcours », qui correspondent à une sélection de sujets transversaux à l’ensemble du référentiel. Ils sont de deux types : parcours de rentrée et parcours disciplinaires. Au sein de chaque établissement scolaire, un référent Pix (voire plusieurs) organise l’accès des élèves à la plateforme et peut sélectionner les parcours qui leur seront proposés. Quand les élèves se connectent, le système leur indique le parcours qui leur est prescrit, mais ils peuvent aussi explorer à leur guise les compétences qui les intéressent. Ils parcourent des séries d’épreuves propulsées par un algorithme adaptatif, tenant compte de leurs réponses (évaluées automatiquement). Ils cumulent des points (appelés pix), dans la limite de 1024. Toutes les 5 épreuves, des feedbacks correctifs sont affichés, avec une sélection de tutoriels en ligne.
La certification se passe dans un centre agréé (le plus souvent l’établissement scolaire) et dure 1 heure 45. Elle reprend les épreuves déjà rencontrées pendant l’entraînement et justifiant le niveau obtenu [3]. Les données ouvertes fournies par l’Etat montrent que les taux globaux de certification par établissement en 2022 et 2023 étaient d’environ 95% [4].
En somme, Pix se situe dans la continuité du B2i, mais en s’appuyant sur une plateforme sophistiquée. Celle-ci reprend un peu l’esprit du C2i, mais avec des modifications très importantes (algorithme adaptatif, ressources d’explication). Certaines épreuves demandent le téléchargement de fichier, des recherches en ligne ou utilisent des simulateurs interactifs. Pix se déploie donc, non sans poser des questions. Lavigne (2023), par exemple, relève la place très réduite laissée à l’initiative enseignante et attire l’attention sur les limites de la « gamification ».
Une place pour la littératie des données
La littératie des données est présente en particulier dans les compétences “traiter les données” et “protéger les données et la vie privée”, avec des thèmes comme rechercher des données ouvertes, utiliser un logiciel tableur, etc. Des épreuves de ces compétences sont présentes dans les parcours Pix pour le lycée. Les plus emblématiques proposent des cas construits à partir de jeux de données à télécharger ou à retrouver en accès libre qu’il faut consulter ou retraiter pour répondre à une question.
Nous nous sommes demandés comment les élèves se confrontaient à l’évaluation des compétences numériques et, avec quels résultats. Notre travail s’est principalement effectué à partir de l’analyse de données de passation anonymisées qui nous ont été transmises par Pix. Nous avons choisi de nous concentrer sur un échantillon aléatoire de 1000 élèves par niveau de classe de la 5e à la terminale (soit 6000 élèves) d’août 2022 à août 2023.
Ces données comportent des indicateurs d’utilisation de la plateformes (nombre d’épreuves traitées) et de performance (nombre d’épreuves réussies, niveau obtenu, et nombre de PIX obtenus) depuis sa première connexion sur la plateforme / sur l’année 2023-2024.
Nous avons aussi considéré les réponses de chaque élève s’étant positionné sur la compétence “traiter des données” aux épreuves passées entre août 2022 et août 2023 (2431 élèves).
Nous disposons ainsi d’un échantillon suffisamment nombreux (1000 élèves par niveau scolaire) pour autoriser des traitements statistiques. En revanche, nous avons conscience du fait que ces données ne renseignent en rien sur les incitations et les prescriptions qui se sont exercées sur les élèves, ni bien sûr sur les enseignements suivis en mathématiques, en technologie ou en enseignement aux médias et à l’information.
Il nous manque aussi des données qualitatives sur la compréhension par les élèves des enjeux du positionnement. Il se pourrait, par exemple, que nombre de ces derniers aient compris que, puisque l’épreuve de certification reprenait les épreuves jouées, il était préférable, dans une optique de certification, de rester dans des zones de confort sans chercher à aller le plus loin possible.
Malgré tout, nous pensons avoir eu finalement accès à un corpus significatif nous permettant de mettre en évidence des phénomènes de portée plus générale. Rappelons que, nous nous concentrerons uniquement sur les élèves de lycée.
Figure 1 : Niveaux obtenus par les élèves de lycée de l’échantillon, par cumul de toute leur expérience de positionnement sur Pix
L’analyse des données fait apparaître un certain nombre de points.
Des niveaux atteints modestes, meilleurs sur les compétences liées aux usages quotidiens
Le positionnement sur Pix permet d’obtenir un niveau dans chaque compétence. En fin de terminale, les élèves obtiennent un niveau résultant de leur entraînement pendant toute leur scolarité. Globalement, les niveaux atteints sont assez modestes, peu d’entre eux dépassent le niveau 3 (sur 7). Les plus élevés sont obtenus dans les compétences associées à des pratiques quotidiennes : la recherche d’information (1.1), l’échange de messages (2.1), le partage en ligne sur les réseaux sociaux (2.2). Ensuite viennent, les compétences associées à des contenus inscrits dans les programmes scolaires ou à des pratiques scolaires : le traitement de données (1.3), la création de documents textuels (3.1), la programmation (3.4) et la protection des données personnelles et la vie privée (4.2).
Figure 2 : Résultats des élèves de lycées sur la compétence ’traiter les données’
“Traiter des données”, une compétence plutôt peu entraînée
La compétence “traiter des données” est proposée dans tous les parcours de rentrée pour le lycée et dans certains parcours disciplinaires (comme SNT, ou enseignement scientifique). Toutefois, il apparaît sur notre échantillon de données, que sur une année de scolarité (2022-2023,) seulement 70% des élèves de lycée ont répondu à des questions de cette compétence et qu’un quart d’entre eux ont joué 3 épreuves ou moins.
Un positionnement deux fois dans l’année
On observe que l’activité des élèves sur les épreuves de la compétence “traiter des données” se répartit en grande majorité sur un ou deux jours dans l’année. Il est probable que ce soit aussi le cas de toutes les épreuves. Cela pourrait correspondre par exemple à un positionnement sur un parcours de rentrée puis un positionnement sur un parcours disciplinaire. Cependant les données disponibles ne nous permettent pas de le vérifier.
La plupart des épreuves jouées ne dépassent pas un niveau de difficulté moyen (15% d’épreuves difficiles). Or elles sont réussies moins d’une fois sur quatre et sont abandonnées une fois sur trois. Le taux d’abandon est particulièrement fort pour les épreuves nécessitant de télécharger un fichier et de le manipuler avec un logiciel tableur.
Quelques difficultés repérées sur la manipulation du tableur et l’opendata
Les deux épreuves avec le plus faible taux de réussite (15% et 16%), respectivement de niveau 3 et 4, comportent un fichier à télécharger et consistent à compléter ou modifier un tableau pré-structuré avec des données fournies de manière narrative. Elles nécessitent d’interpréter correctement les données, puis de faire preuve de précision dans la saisie des données (pas d’espaces inutiles, pas d’erreurs de frappe par exemple).
Une autre épreuve avec un très faible taux de réussite demande d’écrire dans un tableur une formule de calcul de moyenne utilisant une fonction. L’analyse des réponses met en évidence des lacunes sur la syntaxe d’écriture de formule propre aux tableurs. Ceci confirme les résultats déjà observés de 2005 à 2007 dans le cadre du projet DIDATAB (Bruillard & al, 2008).
Enfin, trois autres épreuves très peu réussies (19%, 21% et 23%) portent sur l’opendata : nommer un format de fichier recommandé pour le partage de données, repérer parmi quatre pages web celles qui mettent à disposition des données libres, trouver un jeu de données en opendata et rapporter des caractéristiques de ce jeu. On s’attendrait à de meilleurs résultats des élèves de lycée, dans la mesure où la recherche et l’exploitation de données en opendata sont au programme de SNT de la classe de seconde.
Les analyses menées montrent que les résultats des élèves sur Pix ne sont pas très élevés sur la compétence « traiter des données ». Les épreuves en relevant sont un peu moins bien réussies en fin de scolarité de second degré que celles qui sont plus proches des intérêts quotidiens des élèves. Les difficultés observées sur les épreuves utilisant un tableur, en plus de leur fort taux d’abandon, renvoient aux résultats déjà observés de 2005 à 2007 dans le cadre du projet DIDATAB (Bruillard & al, 2008).
Un tel déficit de réussite dans le domaine de la littératie numérique pose problème. Mais il n’est finalement pas très surprenant. L’offre d’enseignement peine en effet à prendre en compte ce type de compétences (Baron et Drot-Delange, 2023 ; Drot-Delange et Tort, 2022). L’EMI ne peut pas l’envisager sérieusement en raison de la technicité associée et seuls les enseignements de l’informatique au lycée offrent un cadre pour la travailler.
Quant à la plateforme Pix, elle constitue une ressource structurée pour l’entraînement des élèves. Les modalités de son utilisation sont laissées à l’initiative des équipes pédagogiques et des élèves, qui peuvent l’utiliser sur le temps scolaire ou en dehors de celui-ci. Cependant, elle semble être utilisée dans un cadre prescrit centré sur la certification. L’utilisation de la plateforme à des fins d’entraînement reste peu institutionnalisée.
Comme toujours, un environnement technologique ne suffit pas pour développer des compétences ou des connaissances. Un enjeu, ici comme ailleurs, est lié à la familiarisation des enseignants lors de leur formation avec l’importance de la littératie numérique et, au-delà, à leur intéressement à ce que peut apporter un dispositif tel que Pix. Pour cela, un point clé est celui de renforcer l’agentivité des enseignants vis-à-vis de la plate-forme, le tout étant de savoir comment.
Baron, G.-L., & Drot-Delange, B. (2023). Humanités numériques en éducation : Vers de nouvelles littératies. GTnum ”Humanités numériques, entre recherche et formation”.https://hal.science/hal-04181585
Bruillard, E., Blondel, F.-M., & Tort, F. (2008). DidaTab project main results : implications for education and teacher development. In Society for Information Technology & Teacher Education International Conference (pp. 2014-2021).
Drot-Delange, B., & Tort, F. (2022). Éducation aux données ou enseignement des données : Quelles humanités numériques au lycée ? Humanités numériques, 5. https://doi.org/10.4000/revuehn.2908
Fluckiger, C., & Seys, S. (2011). « Voilà une compétence difficile à évaluer… » L’appropriation du dispositif B2i par les enseignants du primaire. Colloque INRP, Le travail enseignant au XXI e siècle. https://www.academia.edu/download/75792246/document.pdf
Fluckiger, C., & Bart, D. (2012). L’introduction du B2i à l’école primaire : Évaluer des compétences hors d’une discipline d’enseignement ? Questions Vives. Recherches en éducation, Vol. 7 n° 17. http://questionsvives.revues.org/1006.
Lavigne, M. (2023). Formes et sens de l’innovation éducative gamifiée Une étude de cas : La plateforme Pix. Technologie et innovation, 8(3). https://doi.org/10.21494/ISTE.OP.2023.0972
Tort, F., Baron, G.-L., & Drot-Delange, B. (2025, janvier). Littératie des données des élèves du secondaire : Que nous apprennent les évaluations avec PIX ? - Groupe thématique numérique de la Direction du numérique pour l’éducation (Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement et de la Recherche) 2021-2024.https://hal.science/hal-04904923.
[1] https://epale.ec.europa.eu/fr/resource-centre/content/version-22-de-digcomp-le-cadre-de-reference-europeen-des-competences
[2] Cadre de référence des compétences numériques créé par le décret n° 2019-919 du 30 août 2019 (publié au Journal officiel du 1er septembre 2019) https://eduscol.education.fr/738/cadre-de-reference-des-competences-numeriques.
[3] Les modalités de certification décrites ici sont celles qui étaient en vigueur sur les années correspondant à notre étude. Elles ont changé assez radicalement à la rentrée 2004 et ont sans doute eu un effet sur les conditions de l’entraînement des élèves.
[4] Lien vers le jeu de données ouvert : https://data.education.gouv.fr/explore/dataset/fr-en-pix_certification_pix_inscription_et_passation_par_eple/table/?sort=etablissement