Pour citer cet article :
Daele Amaury (2014). Débattre en ligne pour se développer professionnellement
vers un modèle des conditions d’apparition et de résolution de conflits sociocognitifs à distance. Adjectif.net Mis en ligne mercredi 5 février 2014 [En ligne] http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article38
Résumé :
La recherche présentée dans cet article a visé à identifier et comprendre les conditions favorables à l’émergence et à la résolution de conflits sociocognitifs chez des enseignants participant à des débats en ligne. Résoudre de tels conflits pourrait contribuer au développement professionnel des enseignants (Daele, 2010) mais pour que des débats argumentés et des conflits d’idées apparaissent dans des discussions à distance, les conditions individuelles, sociales et techniques sont peu connues (Daele, 2006). Mieux comprendre ces conditions permettrait de concevoir des formations pour enseignants qui en tiennent compte pour favoriser l’échange de pratiques et la réflexion collective.
Mots clés :
Développement professionnel, Conflit sociocognitif, Communauté virtuelle, Formation des enseignants
Amaury Daele
Université de Lausanne, Suisse
amaury.daele@unil.ch
La recherche présentée dans cet article a visé à identifier et comprendre les conditions favorables à l’émergence et à la résolution de conflits sociocognitifs chez des enseignants participant à des débats en ligne. Résoudre de tels conflits pourrait contribuer au développement professionnel des enseignants (Daele, 2010) mais pour que des débats argumentés et des conflits d’idées apparaissent dans des discussions à distance, les conditions individuelles, sociales et techniques sont peu connues (Daele, 2006). Mieux comprendre ces conditions permettrait de concevoir des formations pour enseignants qui en tiennent compte pour favoriser l’échange de pratiques et la réflexion collective.
Le développement professionnel des enseignants est le plus souvent défini comme un processus de changement vécu de conceptions ou de pratiques d’enseignement tout au long de la carrière (Day, 1999). Ce changement s’opère notamment dans l’action immédiate en classe, par la réflexion sur l’action et grâce aux interactions avec des collègues ou d’autres acteurs scolaires (Charlier, 1998). Plus précisément, Donnay et Charlier (2006) soulignent quelques caractéristiques du développement professionnel des enseignants : il s’agit d’un processus dynamique, orienté vers un but d’amélioration des pratiques d’enseignement, nourri par les interactions avec les collègues, situé dans un environnement scolaire particulier, partiellement planifiable et lié au développement personnel de l’enseignant.
Depuis les années 1970, de nombreuses recherches ont mis en évidence l’importance des interactions entre enseignants pour leur développement professionnel. Ces recherches portent sur des questions de formation des enseignants (Clark, 2001) mais aussi sur des questions épistémologiques (Orland-Barak, 2006) : comment les enseignants construisent-ils leurs savoirs pratiques et comment développent-ils leur expertise de l’enseignement ? Avec l’avènement de l’Internet grand public dans les années 1990, des initiatives variées ont vu le jour pour proposer aux enseignants des formations continues recourant à des interactions à distance entre collègues (Dede, 2006) ou des modes de communication plus informels comme les communautés virtuelles (Daele & Charlier, 2006). Au sein de ces communautés, des discussions et des débats apparaissent lors des interactions entre enseignants. Ces débats peuvent porter sur des sujets très variés, liés autant à la vie en classe qu’aux aspects administratifs ou organisationnels du métier.
Pour comprendre en quoi la participation d’enseignants à ces débats peut avoir une incidence sur leur développement professionnel, nous nous sommes intéressé au vécu de conflits sociocognitifs par ces enseignants et aux conditions individuelles et d’interaction qui les conduisent à mener une réflexion à propos de leurs pratiques d’enseignement suite à ce vécu. Une personne « entre en conflit sociocognitif » lorsque ses connaissances ou ses représentations personnelles sont confrontées à des informations perturbantes ou incompatibles avec son système de compréhension, de valeurs ou de représentations. La résolution cognitive d’un tel conflit constitue un moteur important d’apprentissage qui voit la personne modifier ses connaissances ou ses représentations (Darnon et al., 2008). Pour qu’un conflit sociocognitif naisse et se résolve chez une personne, celle-ci doit décentrer son point de vue (Butera & Buchs, 2005), c’est-à-dire prendre en compte les points de vue d’autrui dans son argumentation et contribuer à trouver des solutions alternatives aux problèmes cognitifs posés. Pour que la décentration se produise, plusieurs conditions importantes ont été identifiées par la recherche (Bourgeois & Nizet, 1997 ; Butera & Buchs, 2005 ; Darnon et al., 2008 ; Johnson & Johnson, 2009) et, en particulier :
Dans toutes ces recherches, les conditions propices à la décentration des points de vue et corollairement à la résolution de conflits sociocognitifs, ont été identifiées dans des contextes de formation initiale ou continue d’enseignants en présence ou dans le cas d’accompagnement de projets d’établissement par des chercheurs ou des conseillers pédagogiques. Par contre, peu de recherches se sont intéressées aux conditions du développement professionnel des enseignants dans des contextes plus informels comme des communautés virtuelles. Dans ces contextes, les relations sociales se construisent différemment (Audran & Daele, 2009) : les participants passent d’abord par une phase de centration sur soi, puis par une phase d’appropriation de la communication à distance pour arriver enfin à une phase de prise de conscience d’autrui, de ses besoins et de ses demandes. Ce processus peut prendre du temps et dépend de nombreuses conditions qui sont méconnues. Nous avons voulu investiguer ces conditions pour comprendre d’une part pourquoi et comment des enseignants peuvent s’impliquer dans des débats au sein de communautés virtuelles et, d’autre part, comment le vécu de ces débats peut participer au développement professionnel de ces enseignants (Daele, 2013).
En automne 2007, nous avons interviewé quatre instituteurs participant à une liste de discussion belge francophone, la liste INSTIT (http://www.enseignement.be/index.php?page=25391) et sur la base de leurs indications, nous avons rassemblé des discussions par courrier électronique dans lesquelles ils s’étaient impliqués. Pour analyser ces données, nous avons recouru à deux méthodes, l’analyse catégorielle de contenu (Pourtois & Desmet, 1997) et l’analyse de discours (Bronckart, 1997). Nos catégories d’analyse ont été établies sur la base de notre revue de littérature et de nos études exploratoires (Daele, 2006, 2010). Ces deux méthodes complémentaires d’analyse ont permis d’éclairer nos données sous des jours différents et de procéder à une triangulation des analyses. Ceci nous a permis de rédiger quatre cas contrastés et de procéder ensuite à une analyse intercas (Miles & Huberman, 2003).
La liste INSTIT a été lancée le 24 septembre 2002 au sein de l’Administration Générale de l’Enseignement et de la Recherche Scientifique (AGERS) de la Communauté française de Belgique. Son créateur et modérateur était à ce moment un instituteur, chargé de mission dans cette administration. Actuellement (automne 2013), elle rassemble plus de 500 abonnés et leurs discussions portent sur des sujets très variés : le redoublement, le travail temporaire des enseignants, la façon d’aborder des sujets d’actualité en classe, des questions didactiques en français, en mathématiques ou dans d’autres domaines, les usages des technologies, des questions administratives, les réunions de parents, etc. L’activité de la liste a beaucoup évolué depuis ses débuts. Lors de notre étude exploratoire (Daele, 2006), entre 120 et 450 messages étaient échangés chaque mois avec des baisses importantes pendant les congés scolaires. A partir de septembre 2007, l’activité a fortement baissé suite à plusieurs changements (remplacement du modérateur, modifications de la charte d’usage, divergences exprimées de façon assez rude entre certains participants et le modérateur en mai-juin 2007, etc.) : 229 messages en septembre 2007, 171 en décembre 2007 et 48 en juin 2008. Jusqu’à aujourd’hui (automne 2013), le nombre de messages est resté dans les mêmes proportions.
Pour indication, le taux de participation calculé en 2004 (Daele, 2006), c’est-à-dire le rapport entre le nombre d’auteurs de messages et le nombre d’abonnés était assez élevé comparativement à d’autres listes : 30 à 35 % selon les mois. Ceci indique que même si un « noyau dur » d’habitués avait tendance à monopoliser la parole (7,5 % des abonnés avaient envoyé 50 % des messages à l’époque), de nombreux inscrits n’hésitaient pas à envoyer de temps en temps un mot pour répondre à une question ou pour apporter leur témoignage. En avril 2008, le taux de participation avait chuté à 9 % en raison du nombre plus élevé d’inscrits mais le nombre de participants différents ayant publié au moins un message était de 46, nombre semblable à celui de 2004.
Sur base des chiffres d’avril 2008, que l’on peut extrapoler raisonnablement à l’ensemble de l’année scolaire 2007-2008 (l’année où nous avons réalisé nos interviews), 61 % des inscrits étaient à ce moment des enseignants de maternelle ou de primaire (il y avait aussi d’autres enseignants, des étudiants futurs enseignants, des directeurs, des formateurs, etc.). Parmi ces enseignants, 60 % étaient des femmes ; les hommes étaient donc un peu surreprésentés par rapport à la population totale des enseignants belges francophones. Ces chiffres ne portent que sur un mois et ne prétendent pas représenter l’ensemble des messages mais ils sont comparables à ceux relevés dans notre étude de 2004 (Daele, 2006) et donnent simplement un aperçu de ce que représentait l’activité de la liste au moment de nos interviews.
Les quatre enseignants que nous avons rencontrés sont (prénoms d’emprunt) :
Nous considérons que quatre catégories de conditions peuvent agir pour générer des interactions sociales à distance au sein desquelles naissent des débats, des controverses ou des confrontations. A l’occasion de ces débats, controverses ou confrontations, des participants peuvent vivre l’expérience d’un conflit sociocognitif. La résolution de ce conflit contribue alors au développement professionnel des participants sous la forme de changement de pratique ou de conception.
(Daele, 2013, p. 285)
Les quatre catégories de conditions sont les suivantes :
1. Conditions et caractéristiques individuelles de départ
2. Conditions « caractéristiques et représentations individuelles des discussions en ligne »
3. Conditions « perception de soi au sein de la communauté »
4. Condition « soutien à la communauté »
La recherche que nous avons menée nous a permis d’atteindre notre objectif, à savoir identifier les conditions pour que des enseignants s’engagent dans des conversations en ligne et réfléchissent à leurs pratiques et conceptions de l’enseignement grâce à des débats d’idées qui contribuent à leur développement professionnel.
Les apports de cette recherche ne sont cependant pas que conceptuels. Elle a aussi permis de dégager quelques pistes d’action pour l’animation et la modération des communautés virtuelles d’enseignants :
Audran, J., & Daele, A. (2009). La socialisation des enseignants au sein des communautés virtuelles : contribution à une compréhension du rapport à la communauté. The Journal of Distance Education / Revue de l’Éducation À Distance, 23(1), 1–18.
Bourgeois, E., & Nizet, J. (1997). Apprentissage et formation des adultes. Paris : PUF.
Bronckart, J.-P. (1997). Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif. Lausanne : Delachaux et Niestlé.
Butera, F., & Buchs, C. (2005). Reasoning together : from focusing to decentring. In V. Girotto & P. N. Johnson-Laird (Eds.), The shape of reason (pp. 193–203). Hove, UK : Psychology Press.
Charlier, B. (1998). Apprendre et changer sa pratique d’enseignement : expériences d’enseignants. Bruxelles : De Boeck.
Clark, C. M. (Ed.). (2001). Talking Shop. Authentic conversation and teacher learning. New York : Teachers College Press.
Daele, A. (2006). Développement professionnel des enseignants dans un contexte de participation à une communauté virtuelle : une étude exploratoire. In G.-L. Baron & E. Bruillard (Eds.), Technologies de communication et formation des enseignants (Vol. 53, pp. 59–79). Lyon : Institut National de Recherche Pédagogique.
Daele, A. (2010). Conditions et vécu du conflit sociocognitif au sein d’une communauté virtuelle d’enseignants : proposition d’un cadre d’analyse et étude de cas. Education & Formation, e-293, 65–80.
Daele, A. (2013). Discuter et débattre pour se développer professionnellement. Analyse compréhensive de l’émergence et de la résolution de conflits sociocognitifs au sein d’une communauté d’enseignants du primaire (Thèse de doctorat en Sciences de l’Education). Université de Genève, Genève. Retrieved from http://archive-ouverte.unige.ch/unige:27065
Daele, A., & Charlier, B. (Eds.). (2006). Comprendre les communautés virtuelles d’enseignants : pratiques et recherches. Paris : L’Harmattan.
Darnon, C., Butera, F., & Mugny, G. (2008). Des conflits pour apprendre. Grenoble : PUG.
Day, C. (1999). Developing Teachers : The Challenges of Lifelong Learning. London : The Falmer Press.
Dede, C. (Ed.). (2006). Online professional development for teachers : emerging models and methods. Cambridge, Mass. : Harvard Education Press.
Doise, W., & Mugny, G. (1997). Psychologie sociale et développement cognitif. Paris : Armand Colin.
Donnay, J., & Charlier, E. (2006). Apprendre par l’analyse des pratiques. Initiation au compagnonnage réflexif. Namur : PUN-Editions du CRP.
Johnson, D. W., & Johnson, R. T. (2009). An Educational Psychology Success Story : Social Interdependence Theory and Cooperative Learning. Educational Researcher, 38(5), 365–379.
Lieberman, A. (2000). Networks as Learning Communities : Shaping the Future of Teacher Development. Journal of Teacher Education, 51(3), 221–227.
Miles, M. B., & Huberman, M. (2003). Analyse des données qualitatives (2nd ed.). Brussels : De Boeck Université.
Orland‐Barak, L. (2006). Convergent, divergent and parallel dialogues : knowledge construction in professional conversations. Teachers and Teaching : Theory and Practice, 12(1), 13–31.
Pourtois, J.-P., & Desmet, H. (1997). Epistémologie et instrumentation en sciences humaines (2ème ed.). Sprimont : Mardaga.
Turban, J.-M. (2004). Listes de diffusion pour enseignants du premier degré : une expérience sociale formative, combinaison des logiques de l’action (intégration, stratégie, subjectivation) (Thèse de doctorat en Sciences de l’Education). Université de Rennes 2, Rennes.
Uline, C. L., Tshannen-Moran, M., & Perez, L. (2003). Constructive Conflict : How Controversy Can Contribute to School Improvement. Teachers College Record, 105(5), 782–816.
[1] En Belgique francophone, l’école primaire commence en septembre de l’année où les enfants fêtent leur 6ème anniversaire (donc à 5 ans et 8 mois minimum). Elle dure 6 ans. Selon les écoles, des « cycles » sont organisés, par exemple des élèves de 3ème et 4ème année ou de 5ème et 6ème année en classe unique. Par ailleurs, l’enseignement est organisé par des « réseaux ». Le réseau officiel est l’enseignement organisé par la Communauté française de Belgique. Le réseau officiel subventionné est l’enseignement organisé par les communes et les provinces. Le réseau libre subventionné, majoritairement catholique, est l’enseignement organisé par des associations privées confessionnelles ou non. Enfin, certaines écoles ont des enseignants polyvalents qui sont chargés, selon les projets de l’école ou les besoins des élèves, de l’accompagnement d’élèves en difficultés scolaires individuellement ou en petits groupes, de l’enseignement de certaines matières, de la réalisation de projets en cycle, de co-titulariat, etc.