Pour citer cet article :
Deshayes Maéva (2013). Utilisations de tablettes tactiles en classe de langue étrangère, initier une réflexion. Adjectif.net Mis en ligne samedi 29 juin 2013 [En ligne] http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article242
Résumé :
Cette contribution présente l’émergence d’un questionnement au sujet des utilisations de tablettes tactiles dans le cadre d’une institution de formation privée berlinoise où j’enseigne le Français Langue Étrangère en tant qu’auto-entrepreneuse. Je propose ici de partager une réflexion modeste, basée sur des observations et des échanges plutôt informels, au sujet de l’insertion de ces appareils dans mon activité et celle de mes collègues.
Mots clés :
Allemagne, Apprentissage des langues, Tablettes
Le XXIe siècle n’a pas démarré sur des objectifs de décroissance, nous sommes tous et toujours submergés par les nouveautés technologiques en tous genres : quel artefact utilisez-vous maintenant : un ordinateur, un smartphone, une tablette ?
Aujourd’hui, un enseignant est contraint d’accepter la présence « d’objets perturbateurs » au sein de ses classes : quel professeur n’expérimente pas au quotidien la présence d’un apprenant utilisant son smartphone en classe ? Les faits sont là et pour autant, l’enseignant finit parfois par oublier qu’il agit en compagnie d’un dictionnaire, d’un appareil photo et d’un accès direct à Internet : cela réinterroge l’impact de ces instruments dans l’espace classe : entre peur et indifférence, quelles sont les voies d’appropriation des tablettes tactiles pour les professeurs ?
Enseignant le Français Langue Étrangère depuis deux années à Berlin, j’ai mené mon activité à partir des prescriptions de l’école privée qui m’emploie : à savoir l’utilisation de la méthode conçue par les équipes de l’école et exclusivement réservée aux bénéficiaires des formations en question (aucune publication hors institution). Nous enseignons aussi à partir de documents authentiques pour des cours dits de « conversation », pour la plupart des cours particuliers. Je perçois que, dans ces cours, les bénéficiaires tendent à considérer ces formations comme une consommation de « fast food », c’est-à-dire qu’ils ont une idée globale de « ce qu’ils ont commandé » ou de ce qu’ils veulent apprendre et comment : ils cherchent manifestement à contrôler le cours et ses objectifs.
En octobre 2012, à partir d’un partenariat avec Apple, l’école a proposé aux enseignants de se doter d’une tablette tactile contre un paiement de 10 euros sur une période de 24 mois, ce qui correspond environ à une réduction de 35 % par rapport au prix du marché. La diffusion de cette proposition était assez informelle : les premiers professeurs à se déclarer intéressés furent les premiers servis, ceux qui enseignent le plus à l’école ont aussi été informés avant les autres, le bouche à oreille faisant le reste. Certains des professeurs qui n’ont donc pas reçu de tablettes se sont ainsi déclarés « désavantagés ».
Ces tablettes nous ont été livrées sans aucune présentation ni conseil : seuls les documents audio et les images correspondants à la méthode de l’école, préalablement enregistrés par le personnel administratif de l’école, ont été présentés. Le logo de l’école est gravé sur l’appareil, ce qui indique le partenariat, ou l’opération de marketing, menée par Apple.
Le formatage de l’appareil incluant l’implémentation de la méthode de l’école évoque certaines études réalisées au sujet des TICE, notamment celles relatives aux manuels numériques pour lesquels il a été constaté que l’offre éditoriale se limitait fréquemment à la numérisation des manuels papiers (Bruillard et al, 2011). Le fait qu’ils soient diffusés en l’absence de toute formation évoque également une conception vague de ce que peut engendrer le renouvellement de l’instrumentation des enseignants.
Je me suis documentée au sujet de l’histoire des tablettes : l’article de l’encyclopédie libre Wikipédia [1] indique que les premières tablettes électroniques sont apparues à la fin des années 80. Il aura fallu 20 ans d’évolution pour que l’objet se perfectionne et soit commercialisé à l’échelle internationale. Cela renvoie aux vagues successives par lesquelles se socialisent les nouveaux artefacts (Baron, 1997). Dans cette même étude, Baron signale aussi que les lieux d’éducation servent souvent de « banc d’essai » pour les « nouvelles technologies » parce qu’il y a une volonté politique de développer un marché.
En France, le projet de l’Éducation Nationale Faire entrer l’école dans l’ère numérique témoigne de l’attention que porte le gouvernement à l’implémentation de nouveautés technologiques au sein des écoles. J’ai relevé que les conclusions d’une étude menée dans les lycées de l’académie de Grenoble (Eduscol, 2012) sont favorables à l’utilisation des tablettes en classe, notamment parce qu’elles favoriseraient une ouverture et des pratiques interdisciplinaires.
Dans de nombreux pays, on s’interroge sur la validité de la généralisation de l’utilisation des tablettes à l’école, à l’université et au travail. Aux États-Unis, Furman (2012) montre que les ventes de tablettes ont explosé lors des deux dernières années et qu’elles tendront à augmenter dans les années à venir [2] : la nouveauté technologique connaît un certain succès. En Allemagne, la vente de tablettes est aussi en augmentation constante et il semblerait qu’Apple occupe une part importante du marché (Köcher, 2011). On parle d’ailleurs rarement de tablette mais plutôt d’Ipad, ce, même dans des études de cas (Groebel, 2012). J’ai identifié de nombreuses études sur les tablettes, notamment au Japon et en Australie (Brown, 2012 ; Fujimoto, 2012 ; Brand & Kinash, 2010 ; Murphy, 2011). En Afrique, des expérimentations ont été menées et ont permis d’identifier, pour certains élèves, des progrès significatifs notamment lors d’évaluation écrites (Du Roy, 2012).
Cet aperçu de la socialisation par les tablettes et des études menées à leur sujet avive le questionnement initial : comment prendre conscience des possibilités qu’elles offrent ? Comment les utiliser de manière efficace ?
L’appareil est mobile : j’observais que cela induit une plus grande liberté de l’utilisateur dans la gestion de l’espace d’utilisation qui n’est alors plus délimitée par l’objet mais par l’utilisateur lui-même. En situation de classe, la mobilité de l’appareil m’a permis d’imaginer une utilisation comme « balle de parole » : la tablette passerait de main en main en fonction d’objectifs précis et de règles de passation. Cette idée déjoue d’une certaine manière la dimension « individuelle » de l’appareil : l’utilisation de la tablette comme « balle de parole » stimulerait les apprentissages individuels tout en nourrissant ceux collaboratifs. J’ai pu remarquer que certains élèves utilisent sa mobilité d’une autre manière : ils photographient le tableau au fur et à mesure du cours et les consultent plus tard, principalement dans les transports en commun.
La tablette permet également de se connecter aux réseaux disponibles : elle donne ainsi accès aux ressources de la toile qui ne sont pas nécessairement gratuites. Les apprenants utilisent déjà cette particularité sur leur smartphone, vérifiant la définition de chaque nouveau mot. En tant qu’enseignante, j’essaye de les inviter à comprendre un mot au moyen d’autres stratégies (contexte, reformulation, mime...) avant d’avoir recours à un dictionnaire en ligne.
Enfin, la tablette est tactile. Cet appareil rénove assez paradoxalement la manipulation d’instruments technologiques puisqu’elle la ramène à des pratiques d’accès au savoir quasi-primitives : le pointage, qui dans ce cas est actif. Revesz (1934) et Gibson (1962) ont parlé de perception tactilo-kinesthésique ou de sens haptique : c’est un aspect de la perception qui me parait assez négligé par rapport aux traitements visuels et auditifs de l’information. Les tablettes et les autres instruments tactiles tels les tableaux numériques interactifs ou les smartphones, peuvent donc signaler un renouveau de la considération de la curiosité tactile ou comment les doigts seraient vecteurs d’apprentissage (Gentaz, 2013).
J’ai souhaité, suite à cette analyse succincte de mes propres pratiques, interroger les conceptions de mes collègues. Ne pouvant mettre en œuvre un dispositif de recherche lourd [3], je suis restée en salle des professeurs et j’ai proposé un échange assez libre au sujet des tablettes aux enseignants volontaires [4]. La technique utilisée s’apparente à celle de l’entretien non-directif.
Il convient de préciser que si j’ai souhaité approfondir ma réflexion concernant les utilisations des tablettes, je n’ai pas agi en fonction d’un cadre très déterminé : les informations présentées dans la suite sont à considérer en conséquence et je ne prétends pas à ce qu’elles aient une réelle valeur scientifique. Elles présentent néanmoins un écho des discours tenus par les acteurs de terrain et, en ce sens, elles peuvent nourrir les réflexions.
4 enseignants se sont rendus disponibles au fil des 3 jours pendant lesquels j’ai proposé cet échange. Pour les discussions, j’avais déterminé un sujet central, à savoir les utilisations de la tablette ; deux sous-thèmes m’ont servis de relance dans le cours de la prise de parole des enseignants : les changements dans les pratiques de classe et l’influence de ces instruments sur les pratiques d’apprentissage. Toutes les discussions se sont faites en anglais et ont duré environ 20 minutes : les échanges n’ont pas été très longs parce que les enseignants n’avaient pas nécessairement davantage à dire, il est apparu que mon questionnement générait des interrogations qu’ils ne s’étaient pas posées au sujet de leurs utilisations des tablettes. En termes de collecte et de méthode pour l’analyse, de manière simple, j’ai pris des notes puis j’ai regroupé les éléments de réponse des enseignants en tentant d’identifier les récurrences.
Avant tout, j’ai constaté que les enseignants étaient visiblement à la fois étonnés et intéressés par le sujet. Étonnés, car il n’est pas vraiment courant d’être interrogé de la sorte sur un tel sujet dans cet environnement. Intéressés, car échanger à propos de ses pratiques peut être stimulant ; j’observe d’ailleurs qu’il n’y a pas nécessairement de temps institué pour ce faire.
L’enthousiasme était aussi dû à la satisfaction des enseignants concernant les tablettes. Ils ont tous déclaré être très satisfaits de l’offre commerciale dont ils ont été bénéficiaires. Je relève aussi que deux d’entre eux ont paru éprouver une certaine gêne en avouant utiliser leur tablette principalement pour des usages personnels. On peut voir ici les conséquences d’une offre qui n’a pas été accompagnée d’une démarche de formation visant le renouvellement des pratiques. Cela me paraît néanmoins positif puisqu’il semble nécessaire que l’enseignant connaisse bien l’appareil avant de l’utiliser dans ses classes.
Un autre résultat concerne les effets de la diffusion de ces appareils au quotidien : la totalité des enseignants qui ont répondu est persuadée que, d’ici peu, tous ses apprenants seront équipés en tablette. Mais le fait d’être équipé n’aura pas nécessairement, pour eux, de bonnes conséquences sur les pratiques d’apprentissage : plusieurs ont ainsi évoqué le risque que les nouvelles générations ne sachent plus comment lire des livres, écrire sur du papier. Les enseignants reconnaissent néanmoins que les personnes seront en quelque sorte « alphabétisées numériquement ».
Les professeurs ont également tous affirmé avoir en main un outil redoutable qui permet d’utiliser tous types de documents (images, vidéos, audio...) reliant parfois leurs utilisations personnelles à celles possibles en classe [5]. La question qui se pose ici est celle de la durabilité de l’accès à ces informations ainsi que le coût des documents en question. La tablette représente un budget car on est vite amenés à acheter des applications et des accessoires. Nous avons aussi accès à des applications gratuites mais le seront-elles toujours ?
Finalement, j’ai relevé que le terme d’improvisation a été utilisé plusieurs fois : les enseignants déclaraient que la tablette était un outil qui les soutenait aussi mentalement en leur permettant de penser à d’autres types de documents et de rebondir sur un sujet, et ce, même de manière spontanée.
Cette analyse rapide et modeste de mes pratiques et des conceptions de mes collègues ont ouvert plusieurs pistes réflexives. La tablette semble être un outil permettant d’effectuer des tâches réunissant tous les types d’apprentissages : visuel, auditif, kinesthésique, ce qui permet une diversification de l’approche pédagogique extrêmement fructueuse, dans la mesure où le professeur en est pleinement conscient.
Bien sûr, c’est à lui en premier lieu de s’approprier l’objet et de développer des stratégies afin de pouvoir guider les apprenants, non pas seulement technologiquement mais aussi méthodologiquement. Ainsi, en amont d’une auto-formation de la part des enseignants, il serait aussi judicieux de développer des formations spécifiques pour ces derniers.
Baron, G. L. (1997). Des technologies « nouvelles » en éducation ? Recherche et formation, (26), 121–130.
Bruillard, É., Blondel, F.-M., Denis, M., Khaneboubi, M., Hallage, B., Lamoure, J., & Tort, F. (2011). « Collèges numériques de l’académie de Créteil. Rapport final ». Laboratoire STEF - ENS Cachan.
Brand, J., Kinash, S. (2010). Pad-agogy : A quasi-experimental and ethnographic pilot test of the iPad in a blended mobile learning environment. http://epublications.bond.edu.au/cgi/viewcontent.cgiarticle=1015 &context=tls
Briswalter, Y. (2012). Rapportsur l’expérimentationdes tablettes numériques dans l’académie de Grenoble.http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/telechargement/tablettes/1tablettes-numeriques-rapport-grenoble.pdf
Brown, W., Castellano, J., Hugues, E., Worth, A. (2012). Integration of iPads into a Japanese university English language curriculum. http://journal.jaltcall.org/articles/8_3_Brown.pdf
Chen, X.-B. (2013) Tablets for informal language learning : student usage and attitudes, South China University of Technology. http://llt.msu.edu/issues/february2013/chenxb.pdf
Du Roy, A. (2012). Tablettes et liseuses : des outils éducatifs pour les pays africains ? Synthèse de publications sur leurs usages éducatifs au Ghana et en Zambie. http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article187&lang=fr
Fujimoto C. (2012). Perceptions of mobile language learning in Australia : How ready are learners to study on the move ? http://journal.jaltcall.org/articles/8_3_Fujimoto.pdf
Furman, P. (2012). Tablets’ popularity is through the roof, nearly one-third of U.S. Internet users have one : survey, New York Daily News. http://www.nydailynews.com/news/money/tablets-popularity-roof-one-third-u-s-internet-users-survey-article-1.1097990#ixzz2Ww3WhydD
Gentaz, E. (2011) Toucher pour connaître et apprendre. http://webu2.upmf-grenoble.fr/LPNC/LpncPerso/Permanents/EGentaz/documents/file/HatwellGentazAP2011.pdf
Groebel, JO., Wiedermann J. (2012). Digitale Lernwerkzeuge. http://www.businessschool-berlin-potsdam.de/fileadmin/layouts/bs-potsdam/2011/Download/BSP_Studie_Final__2_.pdf
Köcher, R. (2011) Mobile : Neue Dimensionen der Internetnutzung. http://www.ifd-allensbach.de/fileadmin/ACTA/ACTA_Praesentationen/2011/ACTA2011_Koecher.pdf
Murphy, G.-D. (2011). Post-PC devices : A summary of early iPad technology adoption in tertiary environments. http://www.ejbest.org/upload/eJBEST_Murphy_2011_1.pdf
[2] En 2012, 74 millions de nord américains utilisent une tablette et selon les estimations, ils pourraient être 117 millions en 2014. Voir la section des références bibliographiques.
[3] Par manque de temps mais également du fait de ma formation initiale (master professionnel de didactique du FLE).
[4] 3 jours durant et pendant 1 heure à chaque fois.
[5] Par exemple, faire visionner à un élève une vidéo regardée lors du temps libre, montrer une photo prise chez soi ou ailleurs, ou alors utiliser une application achetée pour les besoins personnels et la mettre à la disposition des élèves, etc.