Yara Carreno Valdivia
Entreprise d’économie sociale et solidaire
Semestre 1 / 2025
RESUME - Après avoir soutenu en 2018 une thèse en sciences de l’éducation portant sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) en milieu scolaire, j’ai fondé en septembre 2023 une entreprise d’économie sociale et solidaire (ESS) au sein d’une coopérative. L’un des objectifs principaux de cette entreprise est de sensibiliser le public à la culture informatique, en proposant des activités de médiation scientifique auprès des enfants d’école primaire et des familles, notamment à travers la robotique pédagogique.
Dans notre thèse (2018), nous avons cherché à ouvrir un espace de réflexion sur les pratiques des enseignants du primaire qui intègrent les technologies, notamment dans les activités de lecture et d’écriture. Cette analyse a mis en évidence l’importance des contextes locaux dans l’émergence de pratiques spécifiques, où les acteurs, en particulier les enseignants, jouent un rôle clé dans l’appropriation et la transformation des outils et des directives imposées (Carreno Valdivia, 2018).
Dans la continuité de notre travail de thèse et des résultats obtenus, notre objectif, en tant qu’entreprise ESS, est de comprendre comment proposer une offre adaptée aux écoles primaires, en tenant compte des spécificités locales. Nous avons ainsi mené une recherche exploratoire dans une école expérimentale, afin de mieux cerner les modalités de conception et de mise en œuvre d’ateliers, en adoptant une démarche collaborative avec les enseignants.
Cette approche nous permet non seulement de reconnaître l’expertise des enseignants, mais aussi de créer un espace de dialogue où les savoirs professionnels des enseignants et les savoirs scientifiques en matière de numérique se rencontrent. Elle nous invite également à éviter l’imposition de séances standardisées, conçues de manière descendante, et à les adapter pour qu’elles soient véritablement ancrées dans le contexte scolaire spécifique.
Dans ce texte, nous rendons compte du contexte local dans lequel ces ateliers ont été conçus et mis en œuvre. Il s’agira de donner du sens aux discours des enseignants participants, en prenant appui sur leurs motivations, leur formation aux outils numériques, et leurs représentations vis-à-vis de ces technologies. Comme dans notre travail de thèse (voir chapitre V), l’objectif n’est pas d’opposer ou de comparer leurs discours selon une logique de similitudes ou de différences, mais bien de comprendre comment ces discours se construisent dans un contexte spécifique.
À partir de cette posture, nous ouvrons également un espace de réflexion autour de la création des ateliers de robotique pédagogique, en collaboration avec les enseignants, dans le cadre de notre entreprise ESS.
Quelle place pour l’informatique à l’école ? Quel type de collaboration pourrait émerger entre le concepteur/animateur et les enseignants lors de la création et de l’animation des ateliers ? Quelles en seraient les modalités pratiques ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous tenterons de répondre.
Nous avons présenté et proposé notre démarche exploratoire à plusieurs enseignants d’une même école primaire. Trois d’entre eux ont accepté d’y participer. Cette démarche avait pour objectif de créer et d’animer, en collaboration avec les enseignants, des ateliers afin d’initier les élèves à l’informatique à l’aide de robots pédagogiques.
Contexte
Terrain
Le terrain de cette recherche exploratoire se compose de trois classes d’une école primaire appliquant la pédagogie Freinet. Dans cette école, l’organisation des classes se fait par cycles, chaque classe regroupant des élèves d’âges différents appartenant aux cycles en question. Pour le cycle 1, les élèves sont répartis en PS, MS, et GS ; pour le cycle 2, en CP, CE1, et CE2 ; et pour le cycle 3, en CM1 et CM2.
Notre corpus comprend une classe de cycle 1 avec 9 élèves (nous avons travaillé uniquement avec les élèves de grande section), une classe de cycle 2 avec 19 élèves et une classe de cycle 3 avec 26 élèves. Cette démarche s’est étalée sur une période de plus de sept mois, depuis les premiers échanges jusqu’aux dernières réunions avec les enseignants. Les ateliers ont été menés de janvier à juin 2024, à une fréquence hebdomadaire, avec une séquence par cycle et par période.
Pour concevoir les ateliers, nous avons organisé des réunions avec chaque enseignant, dont la durée et la fréquence ont varié selon les disponibilités de chacune (nous reviendrons sur ce point plus en détail ultérieurement).
Les entretiens
Dans un premier temps, nous avons mené des entretiens préalables avec chaque enseignant afin d’identifier leurs besoins spécifiques : les objectifs qu’ils souhaitaient atteindre, les modalités d’intervention et d’organisation de la classe, les ressources disponibles, le travail spécifique en informatique (s’il y en avait), la période d’intervention, ainsi que le soutien spécifique qu’ils attendaient de notre part.
Ensuite, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avant les séquences d’atelier. Ces entretiens visaient à mieux connaître les enseignants, leurs attentes, leur représentation du numérique à l’école, leurs pratiques, ainsi que leur formation aux outils numériques, entre autres [1].
De plus, nous avons tenu un journal de recherche dans lequel nous avons consigné des notes de terrain après chaque animation et après toutes les réunions avec les enseignants.
Les réunions, les observations et les moments informels
Les réunions avec les enseignants ont été plutôt informelles, se déroulant à différents moments de la journée, soit pendant le déjeuner, en soirée, ou même le mercredi. Nous avons tenu au moins une réunion avec chaque enseignant pour discuter intégralement ou partiellement des scénarios pédagogiques mis en place.
Nous avons également tenu, comme mentionné précédemment, un journal de recherche dans lequel nous avons librement consigné nos observations lors de l’animation des différentes séances. Étant donné que cette recherche était exploratoire, nous n’avons pas jugé nécessaire de concevoir une grille d’observation rigide. Ainsi, les notes recueillies abordaient des aspects pratiques tels que l’organisation de la classe, le déroulement de l’activité, et les outils didactiques mis à disposition, tout en incluant des ressentis personnels en tant qu’animatrice, notamment en ce qui concerne l’interaction avec les élèves et/ou les enseignants.
Il y a également eu de nombreux échanges informels, notés dans le journal, notamment après les séances, où nous discutions avec l’enseignant de la mise en place de l’atelier, de ce qui serait conservé et/ou modifié pour la séance suivante. Ces discussions pouvaient concerner l’organisation de la classe aussi bien que le contenu à traiter. Ainsi, les scénarios n’étaient pas figés et pouvaient s’adapter en fonction de chaque séance et des ressentis de l’enseignant et/ou des nôtres.
L’école et la présentation de robots
Trois enseignantes [2] ont participé à cette démarche exploratoire : Amélie en cycle 1, Marie en cycle 2, et Camille en cycle 3. Comme mentionné précédemment, il s’agit de classes multi-niveaux pratiquant la pédagogie Freinet.
Concernant l’équipement informatique de l’école, celle-ci dispose de tablettes (sans connexion Wi-Fi), et chaque classe d’élémentaire est dotée d’un espace informatique équipé d’ordinateurs et de jeux pédagogiques. Nos trois classes étaient également équipées de vidéo-projecteurs connectés à Internet.
Nous avons réalisé pour les enseignantes des sessions de présentation d’une durée d’une heure de trois robots (Blue-bot, Ozobot, Thymio) [3]. Ces robots sont assez différents (le plus simple est Blue-bot, programmable par un nombre limité de touches), mais ils ont en commun de pouvoir faire concevoir et exécuter des algorithmes.
Étant donné la difficulté d’organiser ces sessions et de coordonner les emplois du temps de chacune, nous avons réalisé ces sessions séparément avec chaque enseignante. Ainsi, Amélie et Marie ont pu participer à la session avec Blue-Bot, tandis que Camille a pu participer à deux sessions avec Thymio (programmes pré-programmés et Aseba VPL). Une session pour travailler avec Ozobot était également prévue avec Marie, mais elle a été annulée à plusieurs reprises en raison de divers événements lié à l’école, et n’a donc pas pu être reprogrammé.
Nous avons préparé des ateliers progressifs en fonction des cycles, tout en abordant les mêmes notions d’informatique : machine, algorithme, programme, langage de programmation, robot, entre autres, avec des niveaux de profondeur adaptés à chaque cycle. Différents objectifs pédagogiques ont été élaborés, déterminés par les attentes du programme, les discussions avec les enseignantes et notre expérience dans la création et l’animation de ce type d’atelier. Néanmoins, bien que la programmation soit l’un des objectifs principaux, elle a été intégrée dans un cadre plus large pour faire comprendre que les machines (ordinateurs, tablettes, téléphones portables, robots, etc.) nécessitent l’intervention humaine pour être programmées et recevoir des instructions pour accomplir les tâches nécessaires [4].
Avant de discuter des objectifs de l’atelier avec les enseignantes, nous avons fait certains choix initiaux. Concernant la durée des séances, nous avons fixé des intervalles de 20, 30 et 45 minutes respectivement pour les cycles 1, 2 et 3. Cette durée a été validée par les enseignantes, mais en pratique, elle a varié selon les modalités d’organisation, notamment pour les cycles 2 et 3 [5]. Une autre proposition faite aux enseignantes concernait le choix des robots : nous souhaitions utiliser Blue-Bot pour la maternelle, Ozobot pour le cycle 2, et Thymio pour le cycle 3 [6]. Suite à la première séance de présentation de Blue-Bot, Marie a exprimé son souhait de continuer à utiliser cet outil. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur Blue-Bot et Ozobot, en mettant l’accent sur la comparaison entre un automate et un robot
Les enseignantes
Amélie [7], classe de cycle 1
Présentation synthétique
Amélie est enseignante depuis 25 ans et enseigne dans la même école en maternelle depuis 15 ans. Dans sa classe, elle utilise surtout le vidéo-projecteur et Internet pour « projeter des textes et faire des recherches documentaires afin d’avoir des photos, de vraies images, de vraies photos » (d’animaux notamment).
Elle n’a suivi ni formation initiale ni formation continue en ce qui concerne le numérique, à l’exception d’une formation de trois heures à l’école sur les ENT. Elle découvre « au fur et à mesure » les logiciels ou applications existants, ou grâce aux « jeunes collègues » qui peuvent recommander l’utilisation de certaines ressources ponctuelles. Amélie admet avoir déjà oublié ce qu’elle a appris sur les ENT, car il aurait fallu réinvestir et utiliser ces compétences ensuite. Elle évoque les modalités de la formation continue quand elle était remplaçante au début de sa carrière. Ces formations duraient une, deux ou trois semaines, contrairement aux formations actuelles. Ainsi, pour Amélie, apprendre quelque chose en quelques heures « ne fonctionne pas ! ». Selon elle, même à l’âge adulte, il serait nécessaire de suivre des stages de plusieurs semaines pour s’imprégner comme les enfants [car] pour se représenter quelque chose qu’on connais pas, il faut l’expliquer plusieurs fois, il faut que l’on essaye plusieurs fois »
Elle pense que le numérique aujourd’hui est « incontournable », mais elle a du « mal à l’intégrer complètement dans la classe ». Plusieurs raisons expliquent cela : d’un côté, elle observe que les enfants passent déjà beaucoup de temps sur les écrans chez eux (y compris en jouant sur des tablettes) et remarque que devant un écran, les enfants « deviennent vite addict » et sont « absorbés » par l’utilisation de ces appareils. Amélie note également un paradoxe entre les recommandations scolaires, qui encouragent l’utilisation des tablettes en maternelle, et certains ouvrages qui préconisent une modération des écrans en fonction de l’âge : « déjà, il n’y a pas d’écrans avant 3 ans. Un écran limité de trois à six ans ». Elle se demande s’il est nécessaire d’utiliser cet outil à l’école maternelle : « Est-ce que cela ne pourrait pas commencer qu’en cycle 2 ? ». De plus, Amélie nous dit qu’elle n’est pas « assez bien formée » et qu’elle « ne se lance pas dans quelque chose qu’elle ne maîtrise pas ».
Dans cette optique, elle préfère enseigner avec du matériel concret et non virtuel : « je me dis qu’à l’école, si on peut continuer à travailler plus dessin, papier, crayon, activité manuelle, apprentissage du langage, par d’autres moyens que par les écrans, c’est bien ! […] c’est le côté passif qui m’embête [des écrans]. S’ils peuvent être acteurs, c’est chouette, mais je trouve que dès qu’il y a un écran, ils ont tendance à être passifs. »
Observations sur l’interaction
Si Amélie dit avoir trouvé des avantages dans notre collaboration « hyper riche [pour moi et pour la classe] parce qu’on n’est pas détenteur de tous les savoirs », elle évoque aussi des difficultés liées au temps « qu’il faut y consacrer [car il] ne serait pas possible [de] faire ça dans toutes les matières ».
Concernant la création de l’atelier, nous nous sommes réunies une fois avec Amélie pour en discuter. Lors de cet échange, la notion de « séquence d’instruction » a émergé. Nous avons parlé de la difficulté observée chez certains enfants à « écrire un programme » pour Blue-Bot en respectant l’ordre gauche/droite nécessaire pour comprendre cette notion. Nous avons également abordé la difficulté de représenter la notion de « pivoter », notamment pour les enfants très jeunes.
Amélie estime qu’avant de pouvoir programmer Blue-Bot, il est essentiel que les enfants s’approprient physiquement les différentes instructions pour mieux visualiser les mouvements. C’est pourquoi, avec Amélie, nous avons décidé de commencer par des séances débranchées. Nous avons ainsi structuré ensemble les trois premières séances débranchées.
Par la suite, nous avons rédigé le scénario dans son intégralité, y compris les deux séances avec Blue-Bot (au total, il y a eu cinq séances : trois débranchées et deux avec Blue-Bot).
Nous avons construit une mise en situation qui a servi de fil conducteur pour l’ensemble des séances, en nous inspirant d’une sortie scolaire dont Amélie nous avait parlé. Pour les séances débranchées, et sur sa proposition, nous avons utilisé le jeu « Jacques a dit » afin de travailler la compréhension et l’exécution des instructions de base (avancer, reculer, pivoter à gauche et à droite). Par la suite, nous avons progressivement introduit l’élaboration d’une suite d’instructions, jusqu’à la construction complète d’une séquence à l’aide d’étiquettes détachables, disposées sur une bande de programmation selon un ordre de gauche à droite. Avec Blue-Bot, nous avons poursuivi ce travail sur la notion de programme, en mobilisant les mêmes instructions de base, tout en introduisant de nouvelles commandes, comme les touches « X » (vider la mémoire) et « GO » (démarrer ou arrêter le programme).
Nous avons animé les séances ensemble avec Amélie, qui intervenait spontanément à différents moments : pour gérer certains aspects disciplinaires, pour répéter ou reformuler une consigne ou une explication (afin de nous assurer que les élèves avaient bien compris, souvent en nous appuyant sur les activités de classe), ou encore pour accompagner des groupes d’élèves lorsqu’ils travaillaient avec Blue-Bot. Au fur et à mesure des ateliers, nous discutions de la séance suivante lors de moments informels, abordant aussi bien des aspects d’organisation que des aspects pédagogiques ou didactiques.
Marie, classe de cycle 2
Présentation synthétique
Marie est enseignante depuis quatre ans et elle a toujours travaillé dans cette même école. Durant sa formation initiale à l’INSPE, elle a réalisé un projet personnel sur le numérique. Elle a créé un livret audio où il fallait concevoir une histoire, la dessiner et y incorporer l’audio. Elle a également été rapidement formée à l’utilisation du TBI : « ils te montrent ça rapidement comment ça marche parce qu’ils savent que dans les écoles il y en a ». De plus, elle a suivi des cours de Scratch au collège et à l’INSPE, où elle a réalisé deux ou trois séances.
Elle utilise le vidéo-projecteur dans sa classe. Les élèves de CE1 et CE2 utilisent également l’ordinateur, par exemple pour écrire un texte libre [8]. Marie travaille des compétences en lien avec l’ancien B2i, telles que savoir écrire sur le clavier : connaître les touches majuscules, les accents, les caractères spéciaux ; savoir enregistrer un document, entre autres. Pour elle, les élèves de cycle 2 devraient avoir un « usage pratique » de l’ordinateur et d’internet. Sur internet, les élèves effectuent des recherches documentaires sur Wikimini et Vikidia, par exemple lors d’un exposé.
En effet, pour Marie l’école devrait enseigner le numérique à « bon escient » pour réaliser des tâches « utiles », plutôt que d’utiliser les outils simplement pour jouer. Elle considère qu’il est important de montrer aux enfants comment utiliser l’ordinateur et le clavier pour rédiger un texte, car ils sont trop habitués à l’utilisation du téléphone portable. Marie déclare que ces élèves, même ceux de CP et CE1 sont beaucoup plus « à l’aise sur les portables parce qu’ils les utilisent tout le temps [donc] pas forcement un téléphone à eux mais ils ont le téléphone de leurs parents souvent à la maison dans les mains ».
Avec ses élèves de CP, elle ne travaille « pas du tout l’informatique ». Marie préfère enseigner à ses élèves avec du matériel concret, car ils ont « encore besoin de manipuler ». Elle utilise donc des jeux mathématiques, des étiquettes de lecture, entre autres.
Marie pense également que le terme « numérique » est très vague et elle ne sais pas si les enfants apprennent mieux avec ces outils « parce qu’ils apprennent aussi bien je pense en manipulant qu’en utilisant une tablette ou [un] logiciel ».
Elle évoque plusieurs attentes. D’un côté, par rapport à elle-même, elle dit ne pas savoir comment aborder les contenus du programme, notamment traiter des notions telles que la programmation ou l’algorithmique : « je trouvais ça compliqué à faire avec les petits ». Elle a aussi des attentes par rapport aux enfants, qui sont « très attirés par le numérique […] mais ils ne voient pas toutes les possibilités. C’est-à-dire qu’ils vont être attirés par le téléphone parce que c’est joli […] mais il faut aussi comprendre comment ça marche ». Pour Marie, cela implique donc de travailler sur la notion d’algorithme et de programme.
Observations sur l’interaction
Marie évoque l’avantage de travailler avec quelqu’un qui « connaît bien son matériel et qui a déjà réfléchi aux scénarios pédagogiques ». Cependant, elle déclare ne jamais avoir utilisé Blue-Bot et ne pas savoir comment il fonctionne. À ce sujet, elle pense que si le déroulement d’une séance ne se passe pas parfaitement, « ce n’est pas grave ! ». Elle précise qu’elle n’enseigne pas depuis longtemps et que parfois, elle apprend avec les enfants, ce qui leur permet « d’essayer ensemble [et] de leur montrer que personne ne sait tout, qu’on peut se tromper et que ce n’est pas grave. En fait, l’erreur permet d’avancer et de progresser ! »
Nous nous sommes réunies avec Marie une fois pour discuter des ateliers. Nous étions arrivées à cette réunion avec une idée générale de l’ensemble de la séquence, ainsi que quelques propositions pour la trame (le fil conducteur de toutes les séances), en nous appuyant notamment sur les points abordés lors de l’entretien préalable avec elle.
Au cours de cette réunion, nous avons discuté sur le scénario avec Marie et décidé d’utiliser Blue-Bot et Ozobot pour l’ensemble de la séquence. Nous avons ainsi choisi de nous concentrer sur la compréhension de la notion d’automate et de robot. En ce qui concerne Ozobot, nous avons opté pour un travail sans écran, en utilisant des codes couleurs pour le programmer. Marie nous a également indiqué qu’elle souhaitait, dans un premier temps, travailler uniquement avec les CP, notamment pour la première séance (centrée sur le fonctionnement de Blue-Bot), avant de passer aux CE1 et CE2.
Par la suite, nous avons rédigé l’intégralité des scénarios. Le travail s’est articulé autour du conte, en lien avec la thématique des villes résilientes [9]. Pour cela, nous avons sélectionné des albums de jeunesse abordant des valeurs associées à cette notion, telles que l’inclusion sociale ou l’écologie. L’objectif était d’initier les élèves à la programmation de manière progressive, à travers différents défis construits autour de cette thématique. À l’issue du travail avec Blue-Bot et Ozobot, les élèves étaient invités à concevoir un programme simple [10] pour raconter un épisode d’une histoire au choix, préalablement explorée en classe. Ce travail leur permettait également de comparer les usages de Blue-Bot et d’Ozobot [11]. Au total, huit séances ont été organisées : quatre avec Blue-Bot et quatre avec Ozobot.
Les modalités de travail avec les élèves ont varié en fonction des contenus et des objectifs des séances. Nous avons ainsi organisé avec Marie des séances collectives, mais aussi divisé la classe en deux groupes. Ces modalités pouvaient être ajustées en fonction des discussions et des échanges informels que nous avons eus avec l’enseignante au fil des séances. Les modifications pouvaient concerner le contenu des scénarios, des points spécifiques du déroulement des séances (comme le temps alloué), ou encore la constitution des groupes, entre autres.
Lors de l’animation, nous avons été accompagnés dans presque toutes les séances par un adulte - qu’il s’agisse d’un assistant de vie ou d’un parent d’élève dans un groupe - et par Marie dans l’autre groupe. L’enseignante intervenait spontanément pour accompagner les élèves, notamment dans la compréhension et la création des programmes ou pour aborder des aspects transversaux à l’activité, comme la chronologie d’une histoire lorsqu’il s’agissait de créer un parcours avec Ozobot en fonction de cette histoire. Marie intervenait également sur des aspects disciplinaires.
Camille, classe de cycle 3
Présentation synthétique
Camille enseigne depuis environ 15 ans, dont 7 ans en cycle 3. Auparavant, elle a travaillé comme assistante d’éducation en école primaire, où elle était impliquée avec « les élèves en difficulté » dans les « cours d’informatique » et avec les CM notamment pour travailler « les cours informatiques », le traitement de texte, la recherche sur internet, etc. Elle a effectué une reconversion pour devenir enseignante via le CNED. Lors de sa formation initiale, elle a appris à utiliser la suite Office. Par la suite, elle s’est auto-formée pour utiliser Scratch avec les élèves, notamment lors du temps des APC (Activités Pédagogiques Complémentaires) dans une autre école. Elle a également suivi une « mini formation » d’une demi-heure sur les Blue-Bot.
Dans sa classe, elle utilise le vidéo-projecteur, l’ordinateur et Internet. Ses élèves utilisent l’ordinateur en fonction de leurs besoins, notamment pour travailler sur des logiciels de traitement de texte ou de création de présentations lors de la réalisation du journal scolaire ou des mini-conférences. Camille remarque que dans un tel contexte, les élèves apprennent à créer, modifier et enregistrer des documents avec un objectif précis, contrairement à l’époque du B2i, où l’utilisation de l’ordinateur se limitait souvent à « faire de l’ordi pour faire de l’ordi ».
Cependant, Camille souhaite conserver et préserver l’utilisation des livres, bien qu’elle soit consciente que le recours rapide à internet pour accéder à l’information est plus courant chez les adultes. Elle privilégie donc d’abord l’accès aux livres pour toutes les recherches d’information. Si elle ne trouve pas de livres pertinents sur un sujet, elle peut fournir des documents spécifiques aux élèves ou leur permettre d’accéder à internet pour consulter des dictionnaires en ligne tels que « Wikimini » ou « Vikidia ». Elle utilise également l’ordinateur et internet pour les rallyes lecture, où les élèves répondent à un mini-questionnaire en fonction d’une thématique spécifique.
D’après elle, le numérique a sa place à l’école, car bien que les élèves aient accès à ces outils à la maison, ils ne les utilisent pas de la même manière : « enfin comme nous en tout cas on imagine que ça pourrait être intéressant de s’en servir ». Cela est particulièrement vrai pour l’utilisation de l’ordinateur, du clavier et de logiciels tels que le traitement de texte ou le tableur : « des choses qui peuvent potentiellement les intéresser pour leurs futures études et du coup c’est quelque chose […] vers quoi ils ne vont pas aller en fait ».
En revanche, pour cette enseignante le numérique peut être une aide pour les élèves, mais elle note que « ça aide pas tous les enfants ». Elle pense notamment aux enfants avec des troubles DYS, tels que la dyslexie ou la dysgraphie, pour lesquels l’utilisation de matériel informatique pourrait être bénéfique afin d’éviter une « surcharge de travail ».
Concernant la formation des enseignants, Camille souligne que « c’est [n’est] qu’en faisant qu’on apprend » et que les formations où les outils sont simplement expliqués rapidement ou où un document est fourni ne sont pas suffisantes. Pour elle, la meilleure approche est de « tester, d’essayer […] comme pour les enfants […] se tromper et essayer » en laissant du temps pour se questionner. Camille estime que cela demande du temps et des ressources humaines, ce qui la conduit à penser que « ce n’est pas possible dans l’Éducation nationale » en raison des contraintes de moyens.
Elle redoute la variable « temps » même si elle déclare travailler autour de 60 heures par semaine et n’est plus à « compter vraiment [le] temps à l’école ! ». Dans son discours elle nous dit que cette année elle a donné une « priorité » par rapport au temps consacré pour travailler avec nous, mais que cela implique qu’elle « le met moins sur autre chose ».
Observations sur l’interaction
Dans la classe de Camille, nous avons utilisé Thymio pour travailler les compétences demandées dans les programmes, compétences qu’elle avait évoquées lors des entretiens préalables. Nous avons d’abord rédigé un brouillon des séances, puis nous nous sommes réunies une fois avec Camille pour en discuter et ajuster le scénario. Lors de cette réunion, nous avons mis au point plusieurs éléments, notamment l’organisation de la classe. Nous avons décidé de diviser les élèves en trois groupes pour travailler avec le robot. Camille a également suggéré la création d’un petit livret pour garder une trace des contenus abordés à chaque séance, ce que nous avons intégré à notre plan.
Un deuxième moment de révision a eu lieu lors d’une session de formation, au cours de laquelle nous avons pu, avec l’enseignante, affiner les séances en fonction de la réalité de la classe. À cette occasion, Camille a notamment proposé d’intégrer un travail sur l’intérieur du robot afin d’en mieux comprendre le fonctionnement. Cette suggestion a conduit à l’ajout d’une séance spécifique dédiée aux composants internes de Thymio. Suite à cette session, nous avons finalisé l’écriture du scénario dans son intégralité : six séances initialement prévues, auxquelles s’est ajoutée la séance sur l’intérieur du robot. Les contenus ont été ajustés en fonction des échanges menés lors de ces différents temps de travail.
Dans ce cycle, nous avons travaillé la programmation avec Thymio et Aseba VPL. Nous avons réalisé des séances pour comprendre les différents modes préprogrammés (sauf le bleu et le bleu ciel). Nous avons ensuite introduit la notion d’algorithme et de programmation. Pour cela, nous avons travaillé de manière débranchée avec des étiquettes d’événement et d’action (comme sur VPL) créées préalablement. Dans un premier temps, nous avons élaboré des algorithmes en langage naturel avec la structure conditionnelle « SI ... ALORS » [12] sur des exemples de la vie quotidienne. Ensuite, nous avons demandé aux élèves de créer un algorithme en utilisant cette même structure, mais cette fois-ci appliquée au comportement de Thymio (que nous avions préalablement programmé). Les autres séances ont été consacrées à la familiarisation avec Aseba VPL et à la création de petits programmes sous forme de défis sur cette interface. Nous avons également travaillé sur les composants internes de Thymio, notamment les moteurs et les LEDs [13].
Nous avions initialement prévu de co-animer les séances avec Camille, notamment celles impliquant le robot, mais cela nécessitait la présence d’un adulte externe pour gérer le groupe sans robot. Cependant, en raison de diverses contraintes, aucun adulte n’était disponible pour accompagner ce groupe. Par conséquent, nous avons dû animer seules les séances avec les robots, à l’exception des séances collectives (sans robot) où l’enseignante était présente. Ainsi, elle n’a pas pu intervenir dans l’animation des séances.
Dans cette démarche exploratoire, nous souhaitions d’une part mieux appréhender le contexte local des écoles, notamment en nous intéressant aux discours des enseignants, à leurs représentations des technologies, à leur formation à ces outils, entre autres. D’autre part, il s’agissait d’ouvrir un espace de réflexion sur le processus de conception et d’animation des ateliers de robotique pédagogique en collaboration avec les enseignants, dans ce contexte spécifique, en tant qu’entreprise ESS.
Le contexte local – les discours des enseignantes
Dans les lignes qui suivent, nous proposons une lecture située des discours des enseignantes. Comme évoqué dans l’introduction, notre objectif est de comprendre comment ces discours se construisent dans un contexte spécifique, à partir d’expériences professionnelles, de parcours de formation, et de pratiques pédagogiques. Pour cela, nous mobilisons quelques éléments issus des sciences de l’éducation, qui nous permettent d’éclairer certains aspects de ces discours.
Lors des entretiens préalables, nous avons observé que les enseignantes possédaient une vision générale de la manière d’aborder l’informatique dans leur classe, en lien notamment avec les programmes scolaires. Cette vision était principalement axée sur la programmation, en mettant l’accent sur les compétences à développer chez les élèves. À l’école maternelle, où aucune exigence spécifique n’est imposée concernant l’informatique, Amélie justifie notre intervention en mentionnant que nos ateliers « rentrent dans les ’etc.’ », faisant référence aux programmes scolaires de maternelle de 2016 qui évoquent l’utilisation des outils numériques « de manière adaptée » (tablette numérique, ordinateur, appareil photo numérique, etc.)
En dehors des attentes du programme, Marie souligne également l’importance de donner aux élèves une vision plus large du fonctionnement des machines. Elle exprime aussi ses difficultés à enseigner certains contenus du programme liés à l’informatique : « je trouve cela compliqué, en fait, pour les petits ». De son côté, Amélie met également l’accent sur des objectifs liés au travail sur des compétences transversales, telles que la latéralité et le repérage dans l’espace, entre autres.
Concernant leur représentations sur les usages des outils numérique en classe, Amélie, dans son discours, constate un paradoxe entre l’obligation d’utiliser des outils numériques, tels que les tablettes, à l’école maternelle et les risques associés à la surexposition aux écrans. Pour expliquer cela, elle cite un livre qui préconise une utilisation des écrans en fonction de l’âge des enfants. Ainsi, Amélie hésite sur la pertinence des tablettes au cycle 1 [14].
D’autres témoignages des enseignants sur ces mêmes questions sont avancés par Fluckiger et et ses co-auteurs qui parlent de « discours institutionnels contradictoires (ou perçus comme tels) [...] entre la nécessité de former les jeunes à l’informatique et celle de protéger les enfants de l’exposition aux écrans », limitant ainsi les usages des écrans dans le temps scolaire (Fluckiger et al., 2024, p. 67).
Marie et Camille considèrent les usages des outils numériques à l’école comme nécessaires. Pour elles, ces technologies ont une double fonction : d’une part, elles sont au service des apprentissages, notamment lors des activités liées à l’apprentissage de la langue écrite, telles que le journal de classe et les mini-conférences, et d’autre part, elles permettent aux élèves de développer des compétences liées à l’utilisation de l’ordinateur et du clavier. Marie fait ce choix car elle constate que les élèves sont très habitués au téléphone portable, mais qu’ils savent peu ou pas utiliser l’ordinateur et le clavier. Camille, quant à elle, souhaite montrer aux élèves d’autres manières d’utiliser ces outils, au-delà du simple loisir. Ces deux discours font écho au concept des « inégalités numériques », en particulier en ce qui concerne la diversité des compétences et des usages technologiques qu’un individu est capable de maîtriser et d’appliquer (Collin, 2013). Ainsi, les enseignantes semblent vouloir compenser les pratiques des élèves à la maison, qui, selon elles, sont principalement axées sur l’utilisation du téléphone portable et des activités de loisir.
D’ailleurs, nous observons que les trois enseignantes interviewées cherchent à maintenir l’utilisation de matériel non virtuel dans leur classe. Les raisons d’Amélie sont très explicites. Marie, de son côté, nous dit que l’utilisation des technologies peut être aussi efficace que les outils traditionnels, « parce qu’ils apprennent aussi bien en manipulant que sur les tablettes ». Camille, quant à elle, nous explique que les technologies ne seront pas forcément bénéfiques pour tous les élèves, mais que pour certains élèves, « par exemple ceux qui ont des dysgraphies, des dyslexies ou quoi que ce soit, rien que pour ces élèves-là, c’est intéressant d’avoir du matériel informatique à disposition pour appréhender les apprentissages différemment ».
Lors des entretiens, ce sont les enseignantes qui ont naturellement opposé leur pratique avec ou sans les outils numériques. - nous n’avons pas abordé la discussion sur les manières d’apprendre avec les technologies et leurs effets dans les apprentissages.- Cela peut s’expliquer par les discours gouvernementaux (et non seulement en France) qui, dans de nombreux pays à travers le monde, attribuent aux technologies une sorte de capacité intrinsèque à améliorer les pratiques pédagogiques, les rendant ainsi plus innovantes et efficaces [15].
Néanmoins, plusieurs recherches montrent qu’un tel déterminisme n’existe pas (Amadieu et Tricot, 2014 ; Bernard et Fluckiger, 2019 ; Collin, 2016), bien que les technologies influencent l’éducation « ce qui compte, ce n’est pas la technologie en elle-même, mais ce que l’on fait avec » (Fluckiger, 2021, p.126). Cordier (2017) parle d’un « techno-messianisme » et met en garde contre les « dangers » de la « confusion institutionnelle entre l’accès à un équipement technique et appropriation de ce dernier et d’une culture liée » (p. 180). De même, nous avons constaté lors de notre thèse à quel point ces discours influencent les pratiques des enseignantes - davantage au Chili qu’en France,- sans pour autant témoigner d’une innovation ou d’une efficacité pédagogique notable (Carreno Valdivia, 2018).
Dans cette perspective politique, toute critique est étiquetée comme du « conservatisme » ou de l’« immobilisme » et attribuée à une prétendue « peur du changement » (Fluckiger, 2021) . Dans ce sens, Collin (2016) décrit ce qu’il nomme le « paradigme de l’impact » du numérique, qui suppose que les technologies éducatives possèdent intrinsèquement le potentiel d’améliorer l’enseignement et l’apprentissage, à condition que l’on sache les utiliser de manière optimale. Cependant, ce paradigme tend à simplifier les réalités pédagogiques complexes, en réduisant le numérique à un vecteur d’efficacité systématique et en marginalisant les postures critiques, perçues comme technophobes.
À titre d’exemple, nous constatons que Camille se décrit elle-même comme « réfractaire » face au numérique dans de conversations informelles, lorsqu’elle évoque sa pratique et son refus d’abandonner les livres et autres outils non virtuels, qu’elle qualifie de « traditionnels ». Elle se compare d’ailleurs à certains de ses collègues en collège, qui utiliseraient les tablettes dans tous leurs cours. Pourtant, dans son discours, elle reconnaît que le numérique a « sa place à l’école » et elle met en place des activités avec des outils numériques en fonction de ce qu’elle juge pertinent pour ses élèves. Amélie, de son côté, se décrit comme étant de la « vieille école », pour expliquer son choix d’utiliser des outils non virtuels plutôt que des tablettes, par exemple. Toutefois, depuis le début de la présentation de cette démarche, elle s’est montrée favorable à y participer, même si l’enseignement de l’informatique ne fait pas partie des programmes de maternelle.
Dans ce même contexte, Cordier (2017) montre comment certains enseignants « font preuve eux-mêmes d’un manque de jugement critique et deviennent porteurs-étendards d’idéologies technicistes » (p. 185) par crainte d’être étiquetés comme « réfractaires au changement ». Dans notre cas, ce sont les enseignantes elles-mêmes qui se perçoivent comme « réfractaires » » ou de la « vieille école », justifiant ainsi leur posture critique face au numérique à l’école.
Prise en compte du contexte – conception de séances
Pour imaginer les séances et concevoir les scénarios pédagogiques, nous nous sommes appuyées sur les échanges construits avec chaque enseignante, en tenant compte de leurs discours, de leurs représentations des technologies et de la relation de travail établie dans le cadre de la collaboration.
Ainsi, les séances ont été pensées en cohérence avec les programmes scolaires officiels, à la demande des trois enseignantes, qui se sont référées prioritairement aux éléments du programme relatifs à l’initiation à l’informatique ou à l’usage du numérique à l’école maternelle. Nous avons également intégré certaines compétences transversales, comme la latéralité ou le repérage dans l’espace, en particulier en maternelle.
Les programmes ont donc servi de base pour définir les objectifs des ateliers, en lien avec ce que l’on pourrait nommer, dans le sens d’Altet (2012), les savoirs à enseigner. À cela s’est ajoutée notre propre expertise, notamment pour la sélection des robots et des notions informatiques mobilisées - par exemple : machine, algorithme, programmation séquentielle et événementielle,- en tenant compte de leur transférabilité dans une perspective pédagogique.
Nous aurions souhaité approfondir davantage ces choix avec les enseignantes – en particulier les contenus à aborder ou les outils à utiliser – mais le temps imparti ne nous a pas permis de leur présenter l’ensemble des robots, ni de traiter de manière approfondie certains concepts essentiels à la préparation des séances. Bien que ces notions aient été évoquées lors de présentations, le manque de temps n’a pas permis une appropriation réelle par les enseignantes, ce qui aurait potentiellement enrichi les discussions liées aux contenus et aux choix techniques.
Nous avons toutefois ajusté les contenus en fonction des niveaux de classe, en dialogue avec les enseignantes. Par exemple, en grande section, nous avons mis l’accent sur la création de séquences d’instruction, une notion que nous avons proposée et qui a particulièrement retenu l’attention d’Amélie une fois discutée ensemble. Pour le cycle 2, à la demande de Marie, nous avons introduit l’utilisation de Blue-Bot, ce qui nous a conduit à proposer un travail sur la notion d’automate, à travers la comparaison entre un automate et un robot.
Comme indiqué dans la partie descriptive, les scénarios ont été rédigés en respectant les échanges avec les enseignantes, qui ont eu lieu avant, pendant et après les séances. Seule Amélie a participé pleinement à l’écriture des trois premières séances débranchées, réalisées en co-construction. Nous aurions souhaité impliquer davantage les enseignantes dans la rédaction des scénarios, mais cela aurait nécessité un investissement temporel supplémentaire, difficile à concilier avec leur charge de travail. Comme déjà évoqué, leur disponibilité reste une contrainte importante.
La collaboration avec les enseignantes a pris des formes différentes. Avec Amélie, nous avons non seulement co-écrit certaines séances, mais également échangé sur des dimensions pédagogiques et didactiques : création et ajustement de tapis pour les séances débranchées, rectification de flèches (notamment pour les pivotements) [16], réflexion autour d’outils pour faciliter la compréhension du quart de tour chez les enfants, ou encore gestion de la classe. Ces échanges ont eu lieu lors de réunions dédiées à la création des ateliers, mais aussi pendant et après les séances.
Avec Marie, en dehors de la réunion initiale consacrée aux contenus et au choix des robots, la collaboration s’est construite de manière souple, principalement à travers des échanges informels au fil des séances. Ceux-ci ont permis d’ajuster certains aspects pédagogiques, comme la gestion du temps, l’organisation de la classe, ou encore l’accompagnement des élèves dans des activités transversales, par exemple autour de la narration en lien avec le parcours du robot.
Camille, bien qu’elle n’ait pas animé les séances en raison de contraintes logistiques, a été pleinement investie dans la conception pédagogique. Les échanges, réalisés en amont, ont porté sur l’organisation du travail en classe, la sélection des contenus, ainsi que sur des outils facilitant l’apprentissage, comme la proposition d’un livret de suivi que nous avons intégré au dispositif.
Cette démarche offre quelques pistes pour un travail collaboratif avec les enseignants, visant à élaborer des ateliers pour développer l’enseignement de l’informatique à l’école primaire dans un contexte spécifique.
Grâce aux entretiens et aux différents moments d’échange, nous avons pu mieux comprendre la réalité des enseignantes, en prenant en compte leurs représentations et leurs attentes concernant les usages du numérique à l’école. Cela nous a permis de proposer des ateliers mieux adaptés à leurs besoins spécifiques et, surtout, à leur réalité de classe.
Elle nous a également permis de construire une collaboration prenant en compte leur expertise pédagogique, tout en apportant une expertise plus technique – une articulation qui soulève souvent des défis, notamment dans des contextes où les enseignants sont peu ou pas formés à ces outils (Béziat, 2019).
Les entretiens menés ont mis en lumière l’absence de formation approfondie dans ce domaine : aucune des enseignantes n’a bénéficié d’une formation formelle significative, ni dans le cadre de leur formation initiale, ni dans celui de la formation continue. Les rares formations proposées sont souvent très courtes, et les contenus abordés sont difficiles à s’approprier durablement. Amélie et Camille ont d’ailleurs souligné les limites de ces formats, en particulier le manque de temps pour expérimenter, réfléchir, et intégrer les savoirs acquis dans leurs pratiques professionnelles.
De même, nous sommes conscientes que le temps dédié à cette démarche n’a pas permis une réelle appropriation des outils. Ce manque de temps a également limité la possibilité pour les enseignantes de s’impliquer davantage dans l’élaboration des ateliers. Hormis Camille, avec qui deux réunions ont pu être organisées, nous n’avons eu qu’un seul moment d’échange global pour discuter de la conception des séances. Or, un tel travail nécessite plusieurs rencontres pour permettre à chacun de s’approprier les outils, d’en discuter collectivement et de construire ensemble les contenus.
Cette limite temporelle rejoint une préoccupation largement exprimée par les enseignantes, comme l’illustre la remarque d’Amélie : « Comment intégrer tout ce qu’on nous demande en plus dans le même temps de travail ? » Une question qui fait écho à une tendance plus large observée dans le premier degré, où la charge de travail des enseignants ne cesse de s’alourdir Garcia, 2021 ; Genevois et al., 2022 ; Kamanzi et al., 2015).
Cette démarche, bien qu’enrichissante, présente également certaines limites. D’une part, elle repose sur un nombre restreint de situations et de participantes, dans un contexte local spécifique - une école expérimentale s’inspirant de la pédagogie Freinet,- ce qui limite toute prétention à la généralisation. Ce cadre pédagogique particulier a pu favoriser certaines formes de flexibilité et de collaboration, qui ne sont pas nécessairement transposables dans d’autres établissements. D’autre part, notre rôle hybride - à la fois accompagnatrice technique, animatrice d’ateliers, chercheuse et entrepreneuse - a pu influencer les dynamiques de collaboration et les modalités d’engagement des enseignantes. Enfin, le caractère exploratoire du projet, avec ses contraintes de temps et de moyens, n’a pas permis d’aller aussi loin que souhaité dans la co-construction des contenus ou dans l’appropriation approfondie des concepts informatiques par les enseignantes.
Cette expérience montre toutefois qu’il est nécessaire de disposer de temps pour se former, échanger et comprendre les enjeux liés à la programmation de ces robots, même dans le cadre d’une démarche collaborative où une expertise technique est apportée. Ce besoin de temps renvoie non seulement aux concepts informatiques abordés dans les scénarios, mais plus largement à la nécessité de construire une culture commune en informatique, partagée entre enseignants, élèves et intervenants.
Baron et Bruillard (2001) soulignaient déjà l’importance de l’appropriation « des éléments d’une nouvelle culture » en informatique (p. 164), permettant de dépasser la simple mise en pratique des outils et de comprendre les enjeux sous-jacents. Plusieurs auteurs vont dans ce sens, appelant également à aborder d’autres concepts, au-delà de la programmation et de l’algorithmique (Bruillard, 2023 ; Drot-Delange & Fluckiger, 2023).
Cela pourrait se traduire par une posture critique de la part des enseignants, telle qu’observée dans cette démarche, mais en la rendant légitime et nécessaire pour pouvoir s’approprier ces technologies et les enjeux de leurs usages, qu’ils soient sociaux, environnementaux, politiques, économiques, éthiques, entre autres.
Plus généralement, dans le sens de Baron (2024), nous considérons qu’il est importante de travailler sur « un consensus social concernant les finalités de l’enseignement de l’informatique dans l’enseignement primaire » (p. 18). Car diverses recherches montrent que les pratiques des jeunes se développent surtout en dehors du milieu scolaire (Collin et al., 2015 ; Fluckiger, 2008) et, pour cela, l’école devrait jouer un rôle clé dans les éventuelles diminution des inégalités numériques.
Notre démarche en tant qu’entreprise sociale et solidaire s’inscrit dans cette vision : nous croyons en l’importance du rôle de l’école pour pallier les inégalités numériques, en fonction des savoirs maîtrisés et transmis au sein des familles, et ce, dès l’école primaire. Dans notre démarche, les enseignantes cherchent justement à mettre en place des activités adaptées à ce qu’elles estiment nécessaire pour compenser les pratiques à la maison, notamment en cycles 2 et 3. Cette démarche pourrait également s’élargir pour contribuer à la construction d’un « consensus social », en permettant de débattre et de déterminer ce qui devrait être enseigné à l’école et, plus largement, les connaissances en informatique que nous devrions maîtriser en tant que citoyens et citoyennes pour donner sens à nos pratiques et pour construire une société commune. Quels robots voulons-nous développer ? Quelles IA ? Pour quelles finalités ? Quels sont les impacts environnementaux ? Quelles mises en garde devons-nous envisager, et comment devrions-nous accompagner les jeunes pour protéger leur vie privée face aux outils qui, par exemple, alimentent une économie de l’attention ?
Altet, M. (2012). Les compétences de l’enseignant-professionnel : Entre savoirs, schèmes d’action et adaptation, le savoir analyser. In Former des enseignants professionnels : Quelles stratégies ? Quelles compétences ?. De Boeck Supérieur, p. 43‑57. https://doi.org/10.3917/dbu.paqua.2012.01.0043
Amadieu, F., et Tricot, A. (2014). Apprendre avec le numérique : Mythes et réalités. Retz
Baron, G.-L. (2024). Quel enseignement de l’informatique à l’école primaire en France ? Réflexions sur 40 ans de développements. In C. Fluckiger, L. Boulc’h, S. Nogry, et C. Reffay (Éds.), Enseigner, apprendre, former à l’informatique à l’école : Regards croisés. p. 51‑68. Université Paris Cité. https://doi.org/10.53480/2024iecare03q
Baron, G.-L., et Bruillard, E. (2001). Une didactique de l’informatique ? Actes du colloque en hommage à Jean-Claude Forquin,135, p. 163‑172. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfp_0556-7807_2001_num_135_1_2813
Bernard, F., et Fluckiger, C. (2019). Innovation technologique, innovation pédagogique. Éclairage de recherches empiriques en sciences de l’éducation. Spirale - Revue de recherches en éducation, 63(1), p. 3‑10. https://doi.org/10.3917/spir.063.0003
Béziat, J. (2019). À l’école primaire, robotique éducative en milieu ordinaire. Spirale - Revue de recherches en education, 63(1), p. 91‑109.
Bousquet-Bérard, C., et Pascal, A. (2024). Enfants et écran : À la recherche du temps perdu. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/04/30/remise-du-rapport-de-la-commission-dexperts-sur-limpact-de-lexposition-des-jeunes-aux-ecrans
Bruillard, É. (2023). Une voie pour penser et construire une formation à l’informatique pour les élèves de l’école primaire ? https://hal.science/hal-03948939
Carreno Valdivia, Y. (2018). Contribution des technologies à l’apprentissage du langage écrit à l’école primaire. Thèse soutenue à Université Paris V Descartes. https://hal.science/tel-04156799
Collin, S. (2013). Les inégalités numériques en éducation. Adjectif : Analyses et recherches sur les TICE. https://adjectif.net//spip.php?article254
Collin, S. (2016). Le numérique en éducation : Au-delà de l’impact. Diversité, 185(1), p. 137‑141. https://doi.org/10.3406/diver.2016.4315
Collin, S., Guichon, N., et Ntebutse, J. G. (2015). Une approche sociocritique des usages numériques en éducation. STICEF (Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation et la Formation), 22. https://hal.science/hal-01218240
Cordier, A. (2017). Les enseignants, pris dans des injonctions paradoxales. Hermès, La Revue, 78(2), p. 179‑186. https://doi.org/10.3917/herm.078.0179
Drot-Delange, B., et Fluckiger, C. (2023). Chapitre 8. Dialogue sur la didactique de l’informatique : Bilan, enjeux et perspectives. In E. Delamotte (dir.) Recherches francophones sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique : Points de vue et dialogues. Presses de l’enssib. https://hal.science/hal-03659731/document
Fluckiger, C. (2008). L’école à l’épreuve de la culture numérique des élèves. Revue française de pédagogie, 163, 51‑61.
Fluckiger, C. (2021). Numérique en formation : Des mythes aux approches critiques. Éducation Permanente, 226(1), p. 124‑135. https://doi.org/10.3917/edpe.226.0124
Fluckiger, C., Grugier, O., et Haspekian, M. (2024). Pratiques envisagées des enseignants pour un enseignement de l’informatique à l’école primaire. In C. Fluckiger, L. Boulc’h, S. Nogry, et C. Reffay (Éds.), Enseigner, apprendre, former à l’informatique à l’école : Regards croisés, Rapport Université Paris Cité, p. 51‑68. https://doi.org/10.53480/2024iecare03q
Garcia, S. (2021, juin 29). Quand les enseignants claquent la porte. La Vie des idées. https://laviedesidees.fr/Quand-les-enseignants-claquent-la-porte
Genevois, S., Wallian, N., & Lefer-Sauvage, G. (2022). Subir ou s’adapter ? Les étudiants et enseignants stagiaires à l’épreuve du changement et de l’incertitude. Diversité, 200. https://doi.org/10.35562/diversite.1860
Kamanzi, P., Tardif, M., & Lessard, C. (2015). Les enseignants canadiens à risque de décrochage : Portrait général et comparaison entre les régions. Mesure et évaluation en éducation, 38(1), p. 57‑88. https://doi.org/10.7202/1036551ar
Spach, M. (2017). Activités robotiques à l’école primaire et apprentissage de concepts informatiques : Quelle place du scénario pédagogique ? Les limites du co-apprentissage. These de doctorat, Sorbonne Paris Cité. https://theses.fr/2017USPCB198
[1] Nous avons également conduit des entretiens semi-directifs à la fin de chaque séquence. Cependant, dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons exclusivement sur les aspects liés aux entretiens réalisés avant les séances
[2] Étant donné qu’il s’agit de femmes, nous utiliserons le féminin dorénavant.
[3] Blue-Bot est programmé selon une logique de programmation séquentielle, où les instructions sont exécutées dans un ordre linéaire, les unes après les autres. En revanche, Thymio utilise une logique événementielle, ce qui signifie qui repose sur des actions déclenchées par des événements spécifiques. Ozobot, quant à lui, ne s’inscrit dans aucune de ces catégories traditionnelles, car il a était programmé sans écran. Il fonctionne en utilisant une séquence de codes couleurs que l’on dessine, permettant au robot de réagir différemment selon l’ordre des couleurs, par exemple, un code couleur spécifique pour tourner à droite. Pour plus de précision voir (Spach, 2017).
[4] Cela est fait dans le but de situer l’apprentissage dans un contexte spécifique. Nous commençons toujours par expliquer pourquoi nous réalisons ces séances. Nous discutons du fonctionnement des machines, notamment des ordinateurs, tablettes, et téléphones portables, ainsi que de la représentation que les enfants ont de leur fonctionnement. Ensuite, tout au long des séances, nous utilisons ces représentations pour les ajuster à une version plus scientifique. Nous pensons notamment à l’aspect « magique » souvent attribué à ces technologies et à leur fonctionnement.
[5] En cycle 2, notamment lors des séances avec toute la classe pour le travail avec Ozobot, la durée a été prolongée, atteignant parfois une heure. En cycle 3, le temps consacré au travail avec les robots était d’environ 30 minutes, auquel s’ajoutait le temps de travail collectif sans les robots, totalisant ainsi environ une heure par groupe.
[6] Nous n’avions pas prédéfini les langages pour programmer Ozobot et Thymio ; ce choix a été fait après les discussions sur les scénarios avec les enseignantes.
[7] Par soucis d’anonymat, les prénoms des enseignantes ont été changés.
[8] Pour plus d’information voir le site de l’ICEM : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/accueil-texte-libre
[9] Une ville résiliente est une ville capable de s’adapter aux perturbations ou transformations, qu’elles soient climatiques, sociales, sanitaires ou économiques, tout en maintenant ses fonctions essentielles et en assurant la qualité de vie de ses habitants. Nous avons proposé cette thématique, qui a été validée par l’enseignante. Elle a d’abord été abordée dans une autre activité, en amont des séances d’informatique, afin de poser les bases nécessaires à la compréhension du projet.
[10] Sans condition ni boucle. Projet PIAF (Pensée Informatique et Algorithmique dans l’enseignement Fondamental). Pour plus d’information voir (Busana et al., 2019) ou site WEB : https://piaf.loria.fr/
[11] Nous avons travaillé sur les similitudes et les différences. Ainsi, même si Blue-Bot n’est pas un automate au sens traditionnel du terme - où les automates des années passées exécutaient toujours la même action - une fois programmé, Blue-Bot fonctionne selon une « boucle ouverte ». Cela signifie qu’il reçoit une entrée (le programme), qui est traitée par le microcontrôleur, et produit une sortie (les déplacements ou pivotements programmés). En revanche, un robot comme Ozobot fonctionne sur une « boucle fermée », où la sortie déclenche une nouvelle entrée, créant ainsi une « boucle sensori-motrice » qui relie la perception de l’environnement, le traitement de cette information (en fonction du programme) et l’action qui en résulte.
[12] SI la condition est vrai ALORS tel action va suivre.
[13] Nous nous sommes servis du fichier 3D de Thymio et avons également montré des moteurs (que nous avons alimentés pour les faire tourner) ainsi que des LEDs à la classe.
[14] Notons que notre intervention a eu lieu avant le rapport de la commission d’experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans qui déconseille « l’usage des écrans jusqu’à l’âge de 6 ans, ou tout au moins qu’il soit fortement limité, occasionnel, avec des contenus à qualité éducative et accompagné par un adulte » (p.94). (Bousquet-Bérard et al., 2024).
[15] Voir, par exemple, la réforme intitulée « La refondation de l’école fait sa rentrée » en 2013 et son volet numérique, appelé « Faire entrer l’école à l’ère du numérique ».
[16] Amélie nous a indiqué que, selon elle, les cartes représentant le pivotement à droite et à gauche (flèches courbées vers la droite ou la gauche) pouvaient prêter à confusion, car elles évoquent un déplacement. Elle a donc proposé de conserver les mêmes flèches, mais d’y ajouter un point au centre pour représenter la notion de rotation sur place, suggérant ainsi un mouvement sans déplacement.