Pour citer cet article :
Carrière, Véronique (2013). TICE et apprentissages des étudiants déficients visuels. Adjectif.net Mis en ligne lundi 28 janvier 2013 [En ligne] http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article207
Résumé :
Cette contribution présente une synthèse de la thèse de V. Carrière, rédigée sous la direction de C. Charnet et soutenue en juin 2012 à l’université de Montpellier 3 [1].
Mots clés :
Altérité, Élèves en situation de handicap, Sociocognitivisme, TICE
Une large partie de nos travaux de thèse (Carrière, 2012) porte sur les stratégies d’apprentissage des étudiants déficients visuels. Afin d’appréhender leur contexte dans l’enseignement supérieur, nous avons procédé à un état des lieux des textes de loi sur l’éducation des personnes en situation de handicap. Un texte datant du 7 février 1989 prévoyait de mettre en place des aménagements dans le but de permettre un déroulement satisfaisant du cursus des étudiants en situation de handicap. Ce n’est pourtant que depuis la loi 2005 sur l’égalité des chances que les dispositifs semblent satisfaire à cette obligation. En effet, depuis cette loi que nous avons largement évoquée au cours de cette étude, le contexte juridique a amené les institutions à prendre en compte l’accessibilité de ces étudiants, ce qui s’est concrétisé par la création de services qui leur sont dédiés. Ces derniers ont été mis en place au sein des universités pour prendre en compte la spécificité de chacun de ces étudiants. Dès lors, le nombre d’inscription de ces étudiants a beaucoup augmenté : le Ministère de l’enseignement supérieur recense 12 050 étudiants en situation de handicap en 2010-2011 contre 7029 en 2000-2001.
Nous nous sommes intéressée plus particulièrement aux étudiants déficients visuels. Outre le déplacement dans le campus d’une salle à l’autre, les principaux obstacles à pallier pour suivre une formation d’enseignement supérieur sont : la prise de note en cours, la lecture et la recherche de ressources documentaires nécessaires aux approfondissements des apprentissages proposés. Aujourd’hui, la technologie semble apporter des facilités à ces trois activités. En effet, le contexte d’expansion de l’usage du numérique au sein des universités paraît favorable à ces étudiants.
Pourtant, au cours de nos travaux de Master 1 (Carrière, 2008), nous avions remarqué que, par exemple, la navigation sur Internet avec une synthèse vocale pouvait être problématique et nous nous sommes alors demandée si ce type de difficultés pouvait constituer des freins à l’apprentissage et à l’acquisition des compétences ciblées par l’enseignement.
Les pathologies de la déficience visuelle sont nombreuses et engendrent des situations diverses : d’une vision partiellement déficiente qui nécessite un agrandissement des supports, ou par exemple la pathologie des albinos qui sont gênés par la luminosité et qui ne peuvent lire de façon prolongée ou bien alors, la cécité totale qui demande de suppléer aux supports visuels par d’autres supports. Ce sont autant de situations qui nécessitent une adaptation individualisée et qui du coup ne peuvent se résoudre forcément par une anticipation uniformisée.
Notre travail a alors consisté à analyser quelles sont les conditions d’apprentissage de ces étudiants, quels sont les différents cas de figure qui peuvent être rencontrés, quelles sont les aides qui leur sont apportées et quels sont les freins qui demeurent.
Le cadre théorique, nous a amené à considérer des notions du champ de la psychologie, et notamment au travers des études sur la défectologie développées par Vygotski (1994). En effet, cette notion postule une compensation optimale du déficit par l’émergence de compétences originales et nouvelles chez le sujet handicapé. Plus concrètement au cours de cette étude, nous avons pu voir que la modalité visuelle est suppléée par des modalités auditives et tactiles. Par exemple, l’étudiant déficient visuel lit avec ses doigts sur une plage braille ou en audio avec une synthèse vocale. La différence du mode de traitement de l’information ne doit pas amener à considérer l’autre comme une personne qui a des compétences moindres mais comme quelqu’un qui met en place un processus de compensation par le développement de facultés différentes. La cécité développe alors d’autres capacités : tactiles et auditives. Le problème qui réside alors est la mise à disposition d’informations adaptées à un mode de fonctionnement qui n’est pas axé sur le visuel comme c’est majoritairement le cas dans la société. Il nous a alors semblé qu’un lien pouvait être établi entre défectologie et résilience. En effet, la défectologie en tant que dépassement du handicap par le développement d’autres capacités demande à l’individu de continuer à se développer positivement en dépit des difficultés occasionnées par le sens déficient. L’environnement, la relation à l’autre contribuent à cette résilience (Vanistendael, 1996). A partir des données observées, nous avons effectivement formulé l’hypothèse que les interactions sociales peuvent représenter un soutien important pour l’apprentissage de l’étudiant déficient visuel et qu’elles viennent compléter l’aide technologique.
Nous avons alors mis en place une méthodologie d’observation participante (Lapassade, 2002). Avant d’obtenir le financement de cette thèse par l’obtention d’un contrat doctoral, nous avions été recrutée par le service handicap de l’université Montpellier 3 en tant qu’assistante pédagogique pour accompagner un étudiant non-voyant dans son cursus pendant les cours, mais aussi à son domicile pour l’aider à travailler sur ses enseignements. Avec l’accord de la chargée d’accueil du service handicap, nous avons alors continué à occuper ce rôle en tant que tutrice pédagogique d’abord de manière intensive durant une année puis partiellement la deuxième année. Lors de cet accompagnement « intensif » afin de constituer des données, nous avons enregistré certaines séances à l’aide d’une caméra ou bien nous avons pris des notes. C’est ainsi par cette expérience que nous avons pu directement constater les difficultés que pouvaient rencontrer ces étudiants mais aussi leur accompagnateur et les enseignants qui se trouvent alors devant des situations inédites.
Afin d’ élargir notre champ d’investigation, nous nous sommes également tournée vers les services d’accueil des services « handicap » des autres universités Montpelliéraines. D’une part nous avons interviewé les chargés d’accueil de ces services afin qu’ils nous fassent part de leur expérience et, d’autre part, nous leur avons demandé de nous mettre en relation avec les étudiants déficients visuels recensés.
Nous avons ainsi contacté les étudiants dont nous avons eu les coordonnées pour les interroger sur leur vécu d’étudiant. Il y avait peu d’étudiants déficients visuels ; néanmoins ils ont presque tous accepté de nous rencontrer. Nous avons ainsi élargi notre corpus à leur témoignage. C’est lors de ses entretiens que nous avons pu comprendre que la peur du jugement de l’autre pouvait être un véritable obstacle pour les étudiants handicapés.
Afin d’examiner les données recueillies, nous avons procédé à leur transcription. Puis, nous avons opté pour l’analyse de contenu ethnographique qui nous semblait appropriée à un corpus oral de type qualitatif conformément aux propos de Bardin (de 1977). Lors de l’étape d’analyse, il nous est toutefois apparu que des outils proposés par l’analyse du discours tel que le dialogisme nous apporteraient un complément intéressant. En effet, comme le souligne Bakhtine : l’expression d’un énoncé est toujours, à des degrés divers, une réponse, qui manifeste non seulement son propre rapport à l’objet énoncé, mais aussi le rapport du locuteur à l’énoncé d’autrui (Bakhtine 1979/1984 : 299). C’est ainsi que par le discours des étudiants déficients visuels, nous avons l’écho de la voix des enseignants et le rapport des étudiants à leurs énoncés.
Nous avons mis en exergue les avancées relatives à la loi de 2005 sur l’égalité des chances grâce à laquelle les services dédiés aux étudiants en situation de handicap ont été mis en place. Nous avons pu remarquer que les chargés d’accueil de ces services sont des interlocuteurs privilégiés de ces étudiants et nos analyses ont confirmé l’importance des interactions humaines. En effet, la relation à l’autre, que ce soit au chargé d’accueil, au pair, à l’enseignant, ou à l’assistant pédagogique revêt réellement une place importante qui contribue à la réussite de l’apprentissage de l’étudiant. Lorsque nous avons démarré ce travail de thèse nous prévoyions de travailler sur les problèmes liés à la technique, nous pensions que ce serait le cœur de notre travail. Nous avons alors relevé ces freins techniques mais deux autres catégories de freins à l’apprentissage ont également émergé.
En effet, nous avons montré que les représentations sociales liées au handicap peuvent être un frein considérable à la relation à l’autre. Nous avons constaté que la peur du jugement de l’autre pousse certains étudiants à vouloir masquer leur déficience et du coup à ne pas demander l’aide dont ils pourraient bénéficier. Pourtant, même si certains enseignants refusent d’adapter leur support, la plupart d’entre eux apportent volontiers leur soutien aux étudiants. Nous pouvons citer l’initiative d’une enseignante de psychologie qui a commandé une maquette du cerveau en relief afin de faciliter la représentation mentale de l’étudiant non-voyant dans son cours, ce qui a d’ailleurs bénéficié aux autres étudiants. L’enseignant qui n’a pas l’habitude d’être confronté aux étudiants déficients visuels du fait qu’il en ait peu voire pas du tout rencontré dans leurs cours jusqu’alors, mais aussi parce qu’il n’est pas formé aux situations de handicap, n’est pas en mesure d’anticiper les difficultés de ces étudiants. C’est alors à l’étudiant de communiquer et d’expliquer quels sont ses besoins et ce qui lui est adapté.
Quant aux difficultés techniques, explicitons que l’étudiant déficient visuel utilise des outils informatiques adaptés (synthèse vocale, plage braille). Ces outils se heurtent aux problèmes d’accessibilité des ressources. Par exemple, les formats iconiques ne peuvent être lus et les plateformes pédagogiques ne sont pas prévues pour une navigation avec le seul usage du clavier. Ses problèmes techniques en engendrent un autre qui est celui de la temporalité des apprentissages. Nous avons effectivement démontré par l’analyse de différents cas que les activités demandent plus de temps à ce type de public étudiant et que l’addition de ce temps supplémentaire par activité peut générer une pression temporelle d’autant plus exacerbée.
Une fois les freins à l’apprentissage décelés, nous nous sommes attelée à analyser les stratégies d’adaptation des étudiants déficients dans leurs différentes activités. Nous avons notamment remarqué la diversité des pratiques. Par exemple, concernant la prise de notes, certains résument oralement les propos de l’enseignant et les enregistrent à l’aide d’un dictaphone ; d’autres les saisissent sur ordinateur sachant que pour ceux qui utilisent une synthèse vocale, celle-ci lit simultanément ce qui est écrit faisant écho à la voix de l’enseignant. Ce n’est évidemment pas un exercice facile. Ou encore certains font appel à un assistant pédagogique pour prendre leurs notes. Nous avons également souligné que ce ne sont finalement pas seulement les étudiants qui s’adaptent mais tous les acteurs de la vie universitaire concernés par la situation de handicap.
Enfin, les analyses nous ont portée à émettre des préconisations à destination des enseignants. Tout d’abord, nous avons considéré l’initiative d’un étudiant non-voyant, qui dans l’incapacité de lire les informations sur les panneaux d’affichage, s’est inscrit sur le groupe Facebook de sa licence. Ce dernier a explicité que cela lui apportait une source d’informations universitaire (absence des enseignants, modification de planning) ainsi qu’une façon d’entrer en contact avec ses pairs. En effet, l’absence de vue est pour lui, un frein à la communication car le premier contact lui est difficile ; ce qui ne représente pour autant pas la même gêne à d’autres étudiants dans son cas. Ensuite, nous avons préconisé la diffusion des cours en ligne afin de pallier le problème de la prise note de certains étudiants déficients visuels. En outre, une pédagogie différenciée apparaît comme indispensable pour résoudre certaines difficultés comme celle rencontrée lors d’un cours dont l’examen consistait à l’analyse d’une vidéo. Enfin, la reformulation de l’iconique à l’oral et/ou au textuel a été conseillée.
Notre hypothèse de thèse semble avoir a été confirmée. La technologie apporte une aide considérable à l’apprentissage des étudiants déficients visuels, ce qui est un premier constat somme toute positif. Cependant des améliorations restent à faire. Certaines avancées sont en cours et se mettent en place progressivement mais d’autres restent à développer. Cependant, une approche techniciste de l’aide n’est pas suffisante. Il est important de prendre en compte la dimension technique, certes, mais celle-ci doit être complétée par une dimension interactionnelle, relationnelle et sociale.
Nous aurons pu relever notamment que le regard de la société sur le handicap reste marqué par son historicité et influence dans une certaine mesure le comportement de certains étudiants qui sont hésitant à demander une aide. Pourtant, la relation à l’autre est un soutien, une aide précieuse dont ils peuvent ou pourraient bénéficier. De façon générale, le contexte d’apprentissage des étudiants déficients visuels s’améliore et laisse présager de futures évolutions.
Arborio, AM., Fournier P., (1999). L’enquête et ses méthodes : l’observation directe. Paris : Nathan Université.
Bardin, L, (1977). L’analyse de contenu, Paris : PUF/Quadrige
Bakhtine, M., (Volochinov V.N.) (1977). Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de minuit, 233 p.
Carrière, V. (2012). Apprentissage médié par les TICE : le cas des étudiants déficients visuels. Thèse de doctorat soutenue à l’Université Montpellier 3, sous la direction de C. Charnet. Disponible sur http://www.theses.fr/162387393 (dernière consultation : janvier 2013).
Carrière, V. (2008). Didactique des outils informatiques adaptés aux déficients visuels. Mémoire de Master 1, sous la direction de B. Verine.
Lapassade, G., (2002) « Observation participante », in Jacqueline Barus-Michel Vocabulaire de psychosociologie érès « Hors collection », p. 375-390.
Vanistendael, S., (1996) Clés pour devenir : la résilience, Genève : Cahiers du Bice.
Vygotski, L.S., (1994) Défectologie et déficience mentale. Lausanne : Delachaux et Niestlé.
[1] Voir la thèse en ligne