par Ligia Simoni Ikeda
L’article intitulé « Vers la fin de l’écriture » écrit par Richard Bellet et publié au Journal du Dimanche le 05 avril 2015 interroge les éventuels effets de l’usage exclusif du clavier, au détriment de l’écriture manuscrite. En effet, l’élargissement de l’utilisation d’outils numériques en classe pourrait emmener les enfants à développer des compétences en dactylographie, et à long terme, à abandonner l’écriture à la main.
Certains pays ont déjà procédé à des changements concernant l’écriture manuscrite, sans pour autant la négliger. La Finlande a changé le statut de l’écriture « en attaché » en rendant son apprentissage facultatif lors de l’élaboration de nouveaux programmes scolaires à la fin 2014, pour la rentrée 2016. Aux États-Unis, 45 états préconisent l’apprentissage de l’écriture dactylographique.
Or, certains chercheurs comme Luc Velay et Édouard Gentaz considèrent qu’il est possible d’établir un lien entre la gestuelle (traçage des graphiques) et la reconnaissance visuelle (lecture) dans l’apprentissage de l’écriture. Dès lors, on peut questionner les possibles changements dus à la plus grande présence de l’écriture numérique à l’école, pour la transmission pédagogique.
Lorsque l’on parle de l’écriture numérique à l’école, c’est l’aspect technique de l’utilisation du numérique, autrement dit, l’écriture avec un clavier, qui est d’emblée mis en évidence. Une plus grande utilisation du clavier par les enfants pose la question de la relation entre le geste lorsqu’on écrit manuellement et la reconnaissance des lettres.
Dans l’article « The influence of writing practice on letter recognition in preschool children : a comparison between handwriting and typing », Marieke Longcamp, Marie-Thérèse Zerbato-Poudou et Jean Luc Velay présentent des résultats d’une recherche menée auprès d’enfants âgés de 3 à 5 ans. L’expérience a consisté à présenter aux enfants deux façons d’écrire les lettres, à savoir l’écriture manuelle et l’écriture dactylographiée. Les chercheurs ont fait passer un test de reconnaissance des caractères aux enfants. Ils ont ensuite établi une relation entre le taux de réussite au test et la manière selon laquelle les enfants avaient procédé à l’écriture de ces mêmes caractères.
L’expérience laisse supposer une corrélation entre l’écriture manuelle et une plus grande reconnaissance des caractères. Les auteurs affirment : « (…) handwriting provides on-line signals from several sources, including vision, motor commands, and kinaesthetic feedback, which are closely linked and simultaneously distributed in time. No such spatio-temporal pattern occurs in typewriting. » [1] (2005). La gestuelle de l’écriture manuelle implique une dynamique cognitive inexistante lors qu’on écrit avec le clavier.
Mais les auteurs soulèvent le fait que la plupart des recherches concernant la relation entre le « processus spatial » de l’écriture et la reconnaissance des caractères écrits n’ont été réalisées que sur une courte période. Or, l’apprentissage de l’écriture et de la lecture chez l’enfant renvoie à un processus au long cours. De plus, les conclusions des recherches se restreignent à la reconnaissance des caractères, et non pas à l’apprentissage de la lecture. En effet, dans l’activité de lecture, la reconnaissance est liée aux mots dans leur ensemble, et non pas aux lettres de façon isolées.
Au-delà de l’opposition d’aspects techniques entre l’écriture numérique et l’écriture manuelle, une autre dimension est soulignée par l’édito du numéro 67 de la revue Spirale – La grande aventure de monsieur bébé (2013). Il s’agit de l’importance de l’écriture manuelle non seulement pour le processus d’alphabétisation, mais aussi pour l’expression de chaque personnalité.
L’édito affirme ceci : « On ne peut guère se disperser dans sa pensée quand la main la guide, la lie. A contrario, l’outil, tablette, ordinateur, et de fait l’écriture au clavier, sur traitement de texte (…) modifie la structure même de la pensée, l’oriente, la cadre et la canalise, faisant fi de la créativité de l’écrivant, de sa personnalité même, intime, qui s’exprime par son écriture, à nulle autre pareille. Car l’écriture, la graphie, est la matérialisation d’une personnalité individuelle : il n’y a pas deux écritures humaines identiques ». Telle l’empreinte singulière de chacun, l’enjeu de l’écriture manuelle a donc à voir avec ses instruments.
L’écriture avec un clavier serait impersonnelle, et aurait une incidence sur l’expression même de l’individualité. En ce sens, les conséquences de l’augmentation de l’écriture numérique dans les écoles s’étendent au-delà de la transmission pédagogique ; elles relèvent de la psychologie de l’enfant, et de l’expression de l’individualité.
L’utilisation de technologies dans les écoles peut conduire à des changements d’ordre cognitif. Une réflexion critique à propos des usages semble fondamentale pour la transmission pédagogique : l’écriture numérique implique l’aspect technique, à savoir l’écriture avec un clavier, mais aussi des logiques d’usages.
Hélène Bourdeloie, chercheuse à l’Université Paris 13, affirme :
« L’appropriation des dispositifs d’écriture numérique est complexe à étudier car leur nature composite appelle différents cadres d’analyse. (…) Il faut néanmoins avoir à l’esprit que celles-ci sont généralement le fruit des capitaux détenus par les individus dans la mesure où il existe bien un continuum entre leurs univers culturel et social traditionnel et leurs pratiques numériques. Ces compétences ont par ailleurs peu affaire à quelque habileté technique dans la mesure où ces dispositifs sont devenus plus proches de l’« objet culturel et social » que de l’« objet technique » stricto sensu. » (2012).
Cela signifie qu’en dehors du fait que l’usage du clavier a une conséquence pour l’apprentissage de l’écriture, d’autres aspects de l’écriture numérique à l’école sont à prendre en compte. Le fait de travailler la dimension technique du numérique avec les enfants ne garantirait pas aux jeunes l’égalité dans les usages des TIC.
Selon la chercheuse, l’école doit travailler peut-être davantage sur les logiques d’usages concernant notamment la culture numérique telles que comprendre l’ordre des sites lorsqu’on fait une recherche ; ce que signifie poster des contenus de façon « publique » ou « privé » ; la construction du savoir selon les différentes ressources ; la signification d’un « logiciel libre ».
L’écriture numérique ne se restreint pas seulement à l’aspect technique, mais elle implique aussi les logiques d’usage d’outils. Les liens assurés par des connexions du cerveau lors de l’acte d’écrire manuellement relèvent de l’organisation de la pensée, et de l’aspect cognitif de l’apprentissage. Certes, les conséquences des usages grandissant de l’écriture sur clavier doivent être prises en compte lors de la période d’alphabétisation. De même, l’utilisation d’outils technologiques peut changer nos modes de fonctionnement, notamment en ce qui concerne l’expression de l’individu. Mais les individus adaptent et font évoluer leurs usages.
Pour garantir l’égalité d’accès à l’écriture numérique, l’école devrait, semble-t-il, ne pas se restreindre aux aspects techniques des TIC et mener une réflexion également pour travailler l’esprit critique des jeunes vis-à-vis des technologies.
BELLET, Richard. (2015). Vers la fin de l’écriture, 8. Récupéré le 15/04/2015 du site du périodique Journal du Dimanche En ligne .
LONGCAMP, Marieke, ZERBATO-POUDOU, Marie-Thérèse et VELAY, Jean-Luc. (2005). The influence of writing practice on letter recognition in preschool children : a comparison between handwriting and typing. Acta Psychologica, volume 119, Issue 1, pp 67-79. Récupéré le 26/04/2015 du site de la revue : En ligne.
BEN SOUSSAN, Patrick. (2013). L’écriture sur la touche. Spirale – la grande aventure de monsieur bébé, 67, pp 9-12. Récupéré le 26/04/2015 du site de la revue : En ligne.
BOURDELOIE, Hélène. (2012). L’appropriation des dispositifs de l’écriture du numérique : translittératie et capitaux culturel et social. Études de communication, 38, pp 23-36. Récupéré le 26/04/2015 du site de la revue : En ligne.
[1] LONGCAMP, Marieke, ZERBATO-POUDOU, Marie-Thérèse et VELAY, Jean-Luc. (2005). The influence of writing practice on letter recognition in preschool children : a comparison between handwriting and typing. Acta Psychologica, volume 119, Issue 1, pp 77. Traduction libre : « (…) l’écriture manuelle active des signaux de sources multiples, notamment de la vision, des signaux moteurs et des réactions kinesthésiques. Ils sont intrinsèquement liés et distribués de façon simultanée. Un tel modèle espatio-temporel n’a pas lieu dans l’écriture dactylographiée. »