Emmanuel Beffara, Martin Bodin
Université Grenoble Alpes, Inria, CNRS, Grenoble INP, LIG, 38000 Grenoble, France
Vers l’éditorial du numéro thématique 04
RESUME : Cet atelier présente une activité sous forme de jeu de plateau à deux joueurs destinée à construire une représentation intuitive des concepts d’opérateurs logiques, de quantificateurs, et des règles de raisonnement associées. La conception met en avant la dualité entre opérateurs et la symétrie entre preuve et réfutation, dans un décor inspiré de l’imaginaire pirate où des cartes au trésor scénarisent des formules logiques. Un jeu de base correspond à la logique propositionnelle et une extension ajoute des quantificateurs et prédicats. On présentera des retours d’expérience issus d’une utilisation du dispositif dans un contexte de médiation auprès d’élèves de lycée.
MOTS-CLÉS logique, dualité, médiation, jeu
Cette activité est consacrée à l’apprentissage de premières notions de logique pour des élèves de collège ou lycée. Elle vise deux objectifs pédagogiques : d’une part, construire une représentation intuitive des opérateurs et des quantificateurs logiques, d’autre part, faire identifier des règles de manipulation et réécriture simples de formules logiques.
Une importance particulière est donnée à la symétrie entre preuve et réfutation et entre vérité et fausseté, tant dans la manipulation formelle des énoncés que dans les structures de raisonnement associées. Cette dualité est à la fois au fondement du calcul booléen et au cœur de la correspondance entre preuves et programmes. Elle est particulièrement adaptée à la présentation sous forme de jeu, déjà largement exploitée dans le domaine de la logique formelle.
Figure 1 : Un exemple simple de carte au trésor utilisée dans l’activité.
Le dispositif est présenté comme un jeu de plateau. Les élèves reçoivent des cartes plastifiées représentant des cartes au trésor (voir fig. 1) sur lesquelles jouer. Il y a deux équipes : les pirates et les brigands. Le jeu consiste à déplacer un pion commun aux deux équipes jusqu’à atteindre un trésor. Il y a deux trésors : l’un fait gagner les pirates (trésor de mer), et l’autre les brigands (trésor de terre). Ce sont les pirates qui décident du déplacement sur les cases de mer, et les brigands sur les cases de terre. Une flèche noire indique la case de départ. Ainsi, sur la figure d’exemple la case de départ (tout à gauche) est dans les terres : ce sont donc les brigands qui commencent.
Pour la mise en situation, on explique que les deux clans, pirates et brigands, se sont associés par nécessité bien qu’ils poursuivent des objectifs antagonistes. En effet, chacun a une compétence qui fait défaut à l’autre : se repérer sur la mer ou sur la terre. Pourtant, un seul trésor sera remporté, et par un seul des deux clans.
Par exemple, dans la fig. 1, les brigands commencent car la case de départ (à gauche) est dans les terres. S’ils choisissent le chemin du nord, le groupe arrive sur une case de mer : c’est aux pirates de jouer. Si les pirates choisissent le chemin à l’est, le groupe continue sur une case de mer : c’est encore aux pirates de jouer [1]. Ils choisissent alors de continuer à l’est où se trouve le trésor de la mer : les pirates le trouvent immédiatement, laissant les brigands seuls sur leur île. Ici, les pirates ont gagné, mais on peut se demander si les équipes ont joué au mieux [2].
Les cartes sont plastifiées afin de permettre aux intervenants de noter au feutre leurs stratégies, remarques, etc. Au cours de l’activité, différentes cartes se succèdent afin d’illustrer différents aspects du jeu. On peut aussi montrer des cartes similaires (par exemple ne différant que par un chemin) et commenter l’effet de leurs différences sur le jeu.
Figure 2 : Un morceau de carte du jeu étendu avec des choix de drapeaux.
Une extension du jeu peut être abordée une fois le jeu de base bien compris. Cette extension utilise des cartes plus complexes faisant intervenir des drapeaux. Il y a différentes formes de drapeaux, chacune existant en trois variantes de couleur (vert, gris, et violet, avec un symbole différent par couleur). Certaines cases imposent aux joueurs de choisir la couleur d’un drapeau d’une forme donnée, en l’entourant au feutre sur la carte. C’est à l’équipe associée à l’élément de la case de choisir le drapeau. Par exemple la case fig. 2 demande aux brigands de choisir une des trois variantes du drapeau triangulaire.
Le choix d’un drapeau est définitif sur la partie (on le garde jusqu’à arriver à un trésor), et est commun au groupe : même si ce sont les brigands qui choisissent le drapeau, ce choix conditionne aussi les mouvements pirates. Il est possible d’avoir plusieurs drapeaux, mais ils seront alors de formes différentes [3]. La possession d’un drapeau va bloquer ou débloquer des chemins. Par exemple fig. 2, le chemin horizontal a un panneau rond bleu imposant la possession du drapeau triangulaire vert pour pouvoir l’emprunter [4]. Si plusieurs panneaux sont indiqués sur un même chemin, il faut satisfaire toutes les conditions pour pouvoir l’emprunter.
Cette activité est directement basée sur la sémantique dialogique de Lorenzen & Lorenz (1978) et ses développements ultérieurs, par exemple Rahman & Keiff (2005). Étant donné le point de vue d’une équipe, chaque case d’une carte représente une formule logique. Une stratégie gagnante à partir d’une position du jeu représente une preuve de la formule associée, et réciproquement une preuve permet de construire une stratégie gagnante. Ainsi, du point de vue des pirates :
et du point de vue des brigands, la formule :
Une seule de ces formules est prouvable : il n’y a une stratégie gagnante que pour une seule des deux équipes.
Dans l’extension avec les drapeaux, les équipes devront parfois faire des choix qui conditionneront les mouvements ultérieurs, ce qui correspond à la notion de quantificateur. Chaque forme de drapeau représente une variable et chaque couleur de drapeau représente une valeur possible. Selon cette métaphore, les cases où l’on choisit des drapeaux représentent des quantificateurs : si c’est l’adversaire qui choisit le drapeau, c’est un quantificateur universel (il faut être capable de gagner quel que soit le choix de l’adversaire), si c’est notre équipe qui le choisit, c’est un quantificateur existentiel (il suffit de trouver une valeur pour cette variable qui nous fait gagner). Les conditions sur les chemins sont alors des tests sur les valeurs des variables, c’est-à-dire des prédicats.
L’importance de travailler explicitement les structures logiques, et en particulier la quantification, est attestée par plusieurs travaux (Durand-Guerrier et al., 2012). Par ailleurs, la sémantique dialogique a été effectivement utilisée dans un but didactique pour concevoir et analyser des situations d’argumentation mathématique (Barrier et al., 2019).
La sémantique dialogique est traditionnellement présentée avec des camps différenciés : il y a le défenseur et l’adversaire, voire des représentations connotées avec un « gentil » et un « méchant ». Nous avons fait le choix de rendre le jeu complètement symétrique entre les pirates et brigands. La carte va bien sûr « dicter » un gagnant, mais ce dernier ne sera pas forcément évident. Dans nos expérimentations, nous avons d’ailleurs pu constater que la prédiction de l’équipe gagnante par les élèves est souvent erronée sur certaines cartes.
La représentation visuelle des quantificateurs comme des cases associées à une équipe avec un choix de drapeaux tend à illustrer que les quantificateurs universels se comportent similairement au « et » logique, et réciproquement que les quantificateurs existentiels peuvent être exprimés par des « ou » logiques. Ce sont des principes que l’on va retrouver en élimination des quantificateurs, et ils peuvent aider à se former une intuition plus forte de la logique.
Les formes des îles sont purement décoratives, mais parfois renforcent visuellement des symétries pour aider les raisonnements ou aider à la reconnaissance d’une formule.
Les premiers tests, destinés à ajuster différents choix de conception, ont été menés à très petite échelle, avec des participant·es plus ou moins au fait des enjeux théoriques et de la pratique de la médiation scientifique.
Une expérimentation en « conditions réelles » a eu lieu lors de la Fête de la Science. Nous avions des groupes de 4 élèves de seconde, tournant toutes les demi-heures avec d’autres activités. Les retours étaient assez positifs. L’atelier donnait par contre la sensation d’être rapide et de laisser relativement peu de temps aux élèves pour se familiariser avec l’atelier.
Notre discours a été assez variable suivant les groupes : en fonction de ce que proposaient les élèves, nous avons plutôt insisté sur la notion de stratégie gagnante (qui n’était pas toujours facile à appréhender) ou sur des propriétés logiques (notamment le tiers exclu). Il nous est aussi arrivé de prendre une approche algorithmique en demandant comment déterminer automatiquement le vainqueur. Il existe plusieurs approches pour cela : on peut partir de la fin en marquant chaque case comme gagnante pour une équipe ou l’autre en fonction des cases qui la suivent, ou on peut modifier la carte de proche en proche jusqu’à arriver à une carte triviale. Cette approche par réécriture a été appréciée, et elle induit des règles de réécriture de formules logiques. Nous pensons donc que cet atelier est adaptable dans plusieurs contextes.
La carte induit naturellement une équipe gagnante : si une équipe gagne sur une carte, ce n’est pas parce que cette équipe joue mieux que l’autre, mais parce que la carte l’induit. Les réactions à cela ont été variées. Certains ont été frustrés, notamment s’iels tombaient sur plusieurs cartes perdantes à la suite. Nous avions autant de cartes faisant gagner pirates et brigands, mais le hasard a fait que certains perdaient plusieurs fois de suite. C’est important à considérer car cela les a fait se décourager par la suite, indiquant que forcément la carte était perdante pour leur équipe, même lorsque ce n’était pas le cas. D’autres groupes ont réagi en proposant des heuristiques pour prédire qui gagnera la partie, par exemple en comptant le nombre de chemins de chaque couleur.
Les ressources du projet se trouvent toutes dans le répertoire https://gitlab.inria.fr/mbodin1/logique-jeu. En particulier le sous-dossier proto/pirate/formules contient toutes les cartes conçues pour l’atelier. La page https://mbodin1.gitlabpages.inria.fr/logique-jeu propose une interface pour générer d’autres cartes.
N’hésitez pas à contacter Emmanuel Beffara pour toute information complémentaire.
Barrier, T., Durand-Guerrier, V., & Mesnil, Z. (2019). L’analyse logique comme outil pour les études didactiques en mathématiques. Éducation et didactique, 13-1, p. 61‑81. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.3793
Durand-Guerrier, V., Boero, P., Douek, N., Epp, S. S., & Tanguay, D. (2012). Examining the Role of Logic in Teaching Proof. In G. H. &. M. de Villiers (Éd.), Proof and Proving in Mathematics Education, p. 369‑389. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00804057
Lorenzen, P., & Lorenz, K. (1978). Dialogische Logik. Allemagne : Wissenschaftliche Buchgesellschaft
Rahman, S., & Keiff, L. (2005). On How to Be a Dialogician : A Short Overview on Recent Developments on Dialogues and Games. Dans D. Vanderveken (Dir.), Logic, Thought and Action, p. 359‑408. https://doi.org/10.1007/1-4020-3167-X_17
[1] C’est la case qui détermine qui joue, et il arrive que ça soit deux fois de suite la même équipe.
[2] En l’occurrence non : il y avait une stratégie gagnante pour les brigands.
[3] Il n’existe pas de carte qui va demander de choisir à nouveau un drapeau d’une forme déjà choisie. De plus, les contraintes de chemin sur les couleurs de drapeaux ne va porter que sur des drapeaux déjà choisis.
[4] Par contre, la possession du bon drapeau n’impose pas de prendre ce chemin.