Carole Fagadé
ELLIAD – Université de Franche-Comté
RÉSUMÉ. Nous proposons dans cet article de réfléchir à l’usage du numérique en éducation. À partir d’une recherche sur les usages des groupes WhatsApp de classe chez des apprenants d’une université publique du Bénin, une université de la région ouest africaine francophone, nous montrerons de quelle manière s’effectue l’appropriation d’un dispositif info-communicationnel dans des contextes d’apprentissage non formel et de pratiques personnelles.
MOTS CLÉS. rapport à l’information, appropriation, WhatsApp, contexte non formel, accessibilité et équité, inclusion et nouvelles sociabilités
Présentation de la recherche
L’utilisation massive de WhatsApp, application de messagerie dominante en Afrique subsaharienne, pousse à étudier les usages dont elle fait l’objet dans le secteur de l’éducation. En fait, la prolifération des téléphones mobiles dans la région a alimenté l’adoption massive de WhatsApp et contribué à modifier le paradigme de la communication. Selon le rapport de l’association Global System for Mobile Communications (GSMA), une organisation mondiale intéressée par l’écosystème du mobile, l’Afrique subsaharienne compte 43 % d’abonnés à la téléphonie mobile au cours de l’année 2022, un pourcentage qui est proche de la moitié de sa population et 25% d’utilisateurs d’internet mobile au cours de cette même année. Ces dispositifs d’information et de communication offrent des opportunités d’échange d’informations en dehors des canaux traditionnels de communication, répondant aux « besoins spécifiques d’équité » chez les communautés locales (Fagadé, 2021).
Dans l’établissement d’enseignement supérieur étudié (l’Université d’Abomey-Calavi : Uac), ces « besoins spécifiques d’équité » résultent du caractère archaïque des moyens de communication adoptés par l’université. En d’autres termes, le fait que cette institution utilise principalement les notes de services en version papier expose certains apprenants à la privation de l’information, du fait des caractères progressif et lent, non ubiquitaire et non permanent des moyens de diffusion utilisés par les services administratifs. Par exemple, il est déjà arrivé que les premiers apprenants ayant consulté leurs résultats des examens de fin d’année communiqués au moyen de l’affichage physique arrachent et déchirent toutes les feuilles de l’affichage y compris celles comportant les résultats des autres apprenants, à cause de leur désaccord du verdict du département. Ce faisant, les apprenants arrivant par la suite n’ont pas accès à leurs résultats. Ce n’est qu’au début des années 2020 que l’Uac commença la digitalisation des résultats des examens. Toutefois, l’affichage sur les tableaux dans les facultés reste un mode traditionnel de diffusion des certains types d’informations que sont les délibérations, les changements de salles, ou les événements à venir. Les emails institutionnels ont pour but de fournir des informations importantes, telles que les calendriers académiques, les avis d’examens et les décisions administratives. Par ailleurs, l’établissement dispose de diverses autres plateformes et canaux pour faciliter les échanges entre les administrations, les enseignants et les étudiants (site web [1], intranet universitaire [2], système de messagerie électronique et SMS [3]), mais la diffusion des informations au travers de la voie orale, notamment le « bouche-à-oreille », demeure également un mode traditionnel de diffusion quotidiennement adopté à l’Uac.
La notion de « besoins » mérite d’être développée. Ici, les « besoins » sont d’ordre structurel et politique. Ils ne sont pas considérés comme des besoins naturels, mais comme une réponse à une situation institutionnelle irrégulière. Leur construction est basée sur la manière dont l’information est diffusée et sur les disparités d’accès qui en découlent.
Les analyses s’appuient sur les résultats d’un travail de recherche académique sur l’intégration des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans les universités béninoises (pays en développement) dans le cadre d’une thèse de doctorat (cf. Fagadé, 2021). Il vise à comprendre comment encourager l’innovation et faire face aux principaux défis d’accessibilité et d’équité, d’innovation et d’adaptabilité, d’une part et répondre à ces besoins éducatifs persistants face à la digitalisation dans le système éducatif des pays en développement [4], d’autre part.
En effet, si l’intégration des TIC dans l’enseignement dans les pays développés s’est déroulée en plusieurs phases distinctes, reflétant les évolutions technologiques et les priorités éducatives identifiées par les différentes parties prenantes du domaine, dans les pays en développement, la réalité n’a pas été telle. Par exemple, alors que la plupart des pays développés [5] ont travaillé à l’inclusion et l’accessibilité durant les années 2018-2020, les pays en développement, eux, au cours de ces mêmes années, présentent un certaines difficultés. Ces derniers ont commencé dès les années 2010 la phase de la consolidation et l’intégration systématique des TIC dans les politiques éducatives nationales et les programmes scolaires, et ils y sont restés jusque dans les années 2020 [6].
Pour revenir à la présente étude, deux enquêtes exploratoires respectivement effectuées en 2016 et en 2018 ont révelé que WhatsApp est largement utilisé dans toutes les facultés à l’Uac. Ainsi, il a semblé important d’identifier les facteurs influençant les usages des groupes WhatsApp de classe à l’Uac et en quoi consistait la plus-value des usages de ces groupes scolaires numériques. Ceci a suscité l’intérêt pour les deux principales questions suivantes : comment un dispositif info-communicationnel tel que WhatsApp peut-il constituer une solution pour faciliter l’inclusion et l’accès à l’information ? Comment ce dispositif numérique implique-t-il une transformation significative du rapport à l’information ?
La méthodologie est double : une enquête par questionnaire soumise à un traitement statistique et une enquête par entretiens semi-directifs soumise à une analyse de contenu.
Pour l’enquête par questionnaire, l’échantillon a été constitué de sept entités de l’Uac, dont quatre facultés et trois écoles. Pour chacune de ces catégories d’établissement, le choix a été porté sur les premières entités comptant le plus grand nombre d’étudiants inscrits. Afin de respecter la représentativité du corpus, la taille de l’échantillon a été déterminée à partir du tableau d’estimation proposé par Le Roy et Pierrette (2012). Ce tableau relevant d’une technique non probabiliste propose de partir de la taille de la population mère (N) pour déterminer, en partant des estimations du tableau, la taille représentative de l’échantillon (n). Le chercheur a juste besoin de connaître N, afin de déterminer n, en se servant du tableau de Roy et Pierrette qui ont proposé des estimations de tailles d’échantillons avec un intervalle de confiance de 95% et un niveau de précision de plus ou moins 5%. Procédant de cette façon, la taille de l’échantillon déterminée est de 442 apprenants. Ainsi, pour chacune des sept entités sélectionnées, il a fallu déterminer, dans un second temps l’échantillon, la taille de l’échantillon, soit n, à partir de l’effectif total d’apprenants inscrits, soit N. C’est ce qui est couramment appelé l’échantillonnage par quotas [7] : n1…n7. Les apprenants ont directement renseigné le questionnaire administré en présentiel sur le terrain. Seuls les apprenants qui ont eu envie de participer à l’enquête ont été inclus. La plupart des participants étaient enthousiastes, affirmant que l’enquête leur permettrait de « dénoncer ce qui ne va pas ». En revanche, certains ont déclaré participer à l’enquête même si « dénoncer ne servirait pas à grand-chose ». Ces derniers ont déclaré être « fatigués de dénoncer » [8]. Le questionnaire comporte cinquante-trois questions fermées et trois questions ouvertes. Il a été élaboré autour des thématiques liées aux représentations, aux motivations et aux usages de WhatsApp. Concrètement, les questions ont abordé la participation, entendue l’implication à animer les groupes WhatsApp de classe, en mentionnant la fréquence de connexion et les avantages perçus de l’utilisation. De plus, les questions ont pris en compte les besoins scolaires ressentis par les apprenants et les perceptions des services administratifs auxquels ils ont accès. Les questions sont de type fermé et ouvert. Les données quantitatives ont été soumises à un traitement statistique : tri à plat, tri croisé et test du khi-2 ont respectivement servi à regrouper les variables de manière uniforme, à analyser simultanément la distribution de deux ou plusieurs variables et à identifier des relations de corrélations entre les variables dans un ensemble de données.
Pour l’enquête par entretiens semi-directifs, l’échantillon est composé de 19 étudiants volontaires. Le guide d’entretien comporte cinq questions ouvertes. Il a été structuré autour de quatre sous-thèmes que sont les motivations, les usages de WhatsApp, les représentations et les compétences liées aux TIC, pour éclairer l’intégration des dispositifs numériques dans les universités africaines, notamment à l’Uac. La durée des entretiens varie entre quatre et onze minutes. Les données qualitatives ont été soumises à une analyse de contenu.
Le terrain de l’étude
L’Uac est la première université publique du Bénin, un pays de l’Afrique de l’Ouest, créée en 1970. Elle détient ce statut jusqu’en 2001, année où fut créée la deuxième université publique. Autrefois nommée l’Université du Dahomey dès sa création en 1970, l’établissement changa de nom suite au changement de nom du pays et devint l’Université nationale du Bénin, en 1975, avant d’être nommée, en 2001, l’Université d’Abomey-Calavi (nom de la ville où elle est implantée). En 2024, on compte sept universités publiques au Bénin. L’Uac en est la plus grande. Malgré ce statut les principales caractéristiques de l’établissement sont la « forte » prédominance de la formation en présentiel [9] ; une importante augmentation annuelle du nombre d’étudiants : 22499 nouveaux bacheliers sont inscrits à l’Uac sur les 53425 élèves admis au Baccalauréat sur l’étendue du territoire [10], soit près de la moitié des nouveaux bacheliers ; l’affichage des informations sur les tableaux dans les facultés et l’emploi de la voie orale comme moyens de diffusion de l’information.
Intégrer les TIC dans l’éducation : politiques des pays développés vs politiques des pays en développement
Les pays développés et ceux en développement suivent différentes trajectoires en matière d’intégration des TIC dans l’éducation. Dans les pays développés, cette intégration s’est déroulée en plusieurs phases, chacune reflétant les avancées technologiques et les priorités éducatives identifiées par les acteurs du domaine. Ces pays ont accordé une attention particulière à l’inclusion et à l’accessibilité des TIC dans l’éducation pendant les années 2018-2020. En revanche, les pays en développement sont peinent à s’aligner sur ces orientations La consolidation et l’intégration systématique des TIC dans les politiques éducatives nationales et les programmes scolaires se sont principalement produites durant les années 2010-2020. Au cours de ces années précises, les pays développés, eux, ont dépassé la phase de consolidation et ont embrassé la généralisation, l’inclusion et l’accessibilité face à ces technologies.
Le passage de la Covid-19 a, bien sûr, eu un impact sur chacune de ces deux régions du monde. Les pays développés, de leur côté, ont misé sur un ensemble de mesures que nous regroupons en deux catégories que sont : le plan de continuité pédagogique d’une part, avec la massification de l’enseignement à distance à travers l’amplification de l’utilisation de trois catégories de solutions numériques déjà existantes que sont : les plateformes offrant des cours en ligne, des ressources pédagogiques interactives et des contenus conformes aux programmes scolaires pour soutenir l’apprentissage à distance, comme Ma classe à la maison (CNED), Éduthèque, BRNE, Moodle, les outils facilitant la gestion des informations administratives, les sites des académies, et les plateformes intégrées fournies par les académies ou les établissements pour gérer les aspects administratifs, pédagogiques et communicationnels de la vie scolaire comme l’ ENT et la réévaluation des infrastructures en vue d’une amélioration pour faire face à l’augmentation des besoins en connectivité et en ressources numériques, d’autre part.
Par contre, dans les pays en développement, la crise de la Covid-19, en 2020, a marqué la période de transformation et d’innovation. Concrètement, pour ces pays, il fallait penser en cette période précise à l’essor des technologies émergentes, pour faire face aux défis de la crise sanitaire dans le domaine de l’éducation. Dans le cas particulier de la région subsaharienne de l’Africaine par exemple, on a observé des initiatives dont la majorité prennent appui sur la radio et la télévision, correspondant donc aux contextes géopolitiques et sociaux de la région. Ainsi, au Mali, le gouvernement a diffusé des cours à la radio et à la télévision pour atteindre les élèves des zones rurales sans accès à internet. Les programmes « École à la maison » ont couvert diverses matières et niveaux scolaires. De même, au Burkina Faso, des programmes éducatifs ont été diffusés à la télévision nationale et sur des stations de radio locales pour assurer la continuité pédagogique. On a observé également l’utilisation des applications non étatiques et outils mobiles et l’utilisation des médias sociaux et des outils de messagerie. Ce fut respectivement le cas de l’application « uLesson » particulièrement populaire dans les zones urbaines au Nigeria et largement utilisée pour offrir des leçons vidéo, des quiz et des exercices interactifs aux élèves via des smartphones et des tablettes, et l’utilisation des groupes WhatsApp et des groupes Facebook par les apprenants et les enseignants au Ghana, au Bénin pour partager des leçons, des devoirs et fournir un soutien aux élèves. Dans la littérature, la sociologie de l’innovation montre que les imaginaires jouent un rôle déterminant dans l’adoption de la nouveauté.
Les imaginaires : un cadre pour l’appropriation de la technologie
L’appropriation est le processus par lequel les utilisateurs déterminent l’usage légitime d’un objet (Jouët, 2000 ; Jauréguiberry, 2008 ; Chambat, 1994 ; Proulx, 2001). Selon Proulx (2001), ce processus ne se limite pas à une simple adoption technique, mais implique une dimension personnelle et subjective. Le terme « appropriation » vise à mettre en lumière la manière dont un sujet utilise les moyens de communication. Jouët (2000) décrit ce phénomène comme la création d’une connexion personnelle entre l’utilisateur et l’outil, où la technologie devient une extension de l’individu, intégrée dans ses pratiques quotidiennes et sa culture personnelle.
L’usage et l’appropriation résultent du sens et de la valeur spécifiques apportés par les utilisateurs sur un dispositif technologique. Ces imaginaires s’appliquent à plusieurs dimensions dont le contexte social (qu’il soit privé ou professionnel qui conduit les utilisateurs à interpréter et à utiliser la technologie en fonction des normes, des attentes et des interactions), les rôles sociaux (tant les responsabilités et les rôles que jouent les individus affectent la manière dont ils utilisent la technologie), le profil sociodémographique, les valeurs et l’imagination (les croyances personnelles, les valeurs morales et l’imagination personnelle façonnent l’acceptation et l’utilisation de la technologie). Les utilisateurs projettent leurs valeurs et leur vision du monde sur la technologie dans leur processus d’adoption et d’utilisation.
D’un autre côté, les représentations, tout comme les significations, constituent un cadre à travers lequel les individus interprètent et donnent du sens à leurs actions. Jodelet (1997), considère la représentation comme « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourante à la construction d’une réalité, mais fonctionne comme un système d’interprétation de la réalité qui organise les rapports entre les individus et leur environnement et oriente leurs pratiques ». Nous nous intéressons également à la représentation sociale. Les représentations sociales, concept cher à Moscovici, est « l’activité mentale déployée par les individus et les groupes pour fixer leurs positions par rapport à des situations, événements, objets et communications qui les concernent ». Elle est aussi « … une manière d’interpréter le monde et de penser notre réalité quotidienne, une forme de connaissance sociale que la personne se construit plus ou moins consciemment à partir de ce qu’elle est, de ce qu’elle a été et de ce qu’elle projette et qui guide son comportement ». Pour rappel, la présente recherche entend déterminer en quoi consistait la plus-value des usages des groupes scolaires numériques WhatsApp. C’est pour cette raison qu’il a semblé important de s’intéresser également aux motivations des usages.
La conception interactionniste des motivations : relations dynamiques entre individu et environnement
L’approche interactionniste met en avant la motivation, car elle est une dynamique relationnelle intégrée. En effet, Mucchielli (2011) et Joannis (1987) ont insisté sur l’importance d’étudier les interactions spécifiques Individu-Environnement (I-E). Ils mettent en lumière que les besoins sont intrinsèquement liés à la structure fonctionnelle de l’individu, plutôt qu’à une série de besoins autonomes.
De son côté, Nuttin (1996) explique que la motivation est un aspect dynamique du comportement. L’interaction entre le sujet et son environnement qu’il a perçu et conçu favorise un comportement qui lui semble approprié. Il faut s’intéresser à ces relations et non pas aux seules conditions réelles ou indispensables pour le comportement. Ainsi, les besoins sont redéfinis par l’interactionnisme et devront être considérés comme des dynamiques psychologiques et sociologiques. Chauwin (1996) montre que les comportements et les besoins se développent à travers des interactions complexes. Il envisage la faim de l’animal non seulement comme un acte de consommation alimentaire, mais aussi comme un ensemble de comportements comprenant la chasse et la capture. Ici, on considère les besoins comme des dynamiques relationnelles et comportementales complexes.
Les analyses sont présentées sous deux dimensions que sont les significations [11] et les usages.
Quand WhatsApp a du sens dans un contexte d’apprentissage non formel
Il est important d’interroger les représentations de WhatsApp à partir de plusieurs réalités dont l’interdiction, par le ministère béninois des enseignements secondaires, technique et de la formation professionnelle en 2018, du port et de l’utilisation de téléphone portable à l’école à tous les élèves et de son utilisation par les enseignants pendant les heures de classe ; le fort taux de possession du téléphone mobile (moins cher que l’ordinateur) par les étudiants ; la lenteur des services administratifs traditionnels ; l’absence d’un Environnement Numérique de Travail (ENT) ainsi que la situation des étudiants dont la régularité administrative est compromise : ils sont appelés, ici, les étudiants d’office « irréguliers » dont il sera question plus loin dans cet article.
Que retenir des représentations des groupes WhatsApp de classe par les apprenants ? Les trois principales représentations de ces groupes WhatsApp révélées sont relatives à la disponibilité/instantaneité de l’information, la fiabilité de l’information et l’ubiquité des relations socio-scolaires. En effet, en premier lieu, 84 % des utilisateurs ont apprécié l’avantage perçu d’être constamment informés, en se basant sur l’idée suivante : « je serai informé ». En deuxième lieu, 79 % des utilisateurs ont déclaré avoir une bonne perception de l’adéquation entre leurs attentes d’apprentissage et l’utilisation des groupes WhatsApp. En troisième et lieu, 77% des utilisateurs ont apprécié la possibilité de communiquer de manière uniforme avec la classe, un besoin social important, ce qui permet aux utilisateurs de se sentir connectés et inclus dans un réseau social plus large. Ces représentations les plus mentionnées démontrent que les groupes WhatsApp de classe répondent aux besoins d’information, d’apprentissage et de communication sociale chez la population étudiée.
Il est possible de mieux comprendre comment ces représentations ont émergé et évolué en confrontant les réalités politiques qui les sous-tendent à des données empiriques de la présente recherche. Ainsi, ces imaginaires invitent à réinterroger la politique d’interdiction aux enseignants et aux apprenants de faire usage du téléphone portable au sein des établissements secondaires, élaborée le 3 janvier 2018. En effet, cette politique est adossée à une conception négative de l’outil tant pour l’apprentissage (attention affaiblie de l’apprenant) que pour les aspects civiques (vol, harcèlement). Cette perspective, sans être infondée, dissimule dans le même temps l’utilisation du téléphone portable pour répondre, avant tout, à des besoins essentiels d’information. Ce qui montre l’importance de ces outils dans l’apprentissage et le besoin social d’appartenance et de communication. En outre, le téléphone, moins cher que l’ordinateur, constitue le dispositif dominant utilisé par les apprenants béninois. Par exemple, dans notre étude, 99% des étudiants utilisent leur téléphone mobile pour se connecter au groupe WhatsApp, plusieurs fois par semaine pour la majorité, et quotidiennement pour plus de la moitié d’entre eux. De plus, le croisement entre les variables sur le niveau d’études et la fréquence de connexion au groupe WhatsApp laisse constater que moins le niveau de formation est élevé, plus la fréquence de connexion est régulière. Par exemple, les étudiants inscrits en Licence 1 sont ceux qui se connectent le plus à leur groupe WhatsApp tous les jours (39%) et les étudiants en Master se connectent à leur groupe WhatsApp plusieurs fois par semaine (75%).
De plus, l’usage de WhatsApp permet aux apprenants de pallier les « lacunes » dans leur accès à l’information susceptible de faciliter leur formation. En effet, les services administratifs sont souvent considérés comme lents et inefficaces. L’université ne dispose actuellement pas d’un environnement numérique de travail (ENT). Cette absence d’ENT est particulièrement ressentie par les étudiants, qui ont une perception positive du lien entre un environnement numérique de travail et la réussite de l’apprentissage. Ils ont souligné à 90% l’importance d’avoir un ENT d’abord pour améliorer l’inclusion en matière d’information et permettre à tous les étudiants d’être informés au même titre (par 26, 87%), ensuite pour faciliter l’apprentissage par l’accès à des ressources pédagogiques telles que les liens YouTube vers ressources éducatives, les cours en version PDF par exemple qui sont publiés sur les groupes WhatsApp par n’importe quel membre (par 19,15%), enfin pour offrir l’instantanéité dans l’accès aux informations face à cet environnement immédiat qui représente le quotidien des étudiants et que nous avons brièvement décrits ci-haut. D’ailleurs, pour les étudiants enquêtés, lorsque l’on évoque l’expression « services numériques », l’on parle avant tout de la « rapidité ». Ils sont 76% à penser cela. Ainsi, ils font des groupes WhatsApp un espace social des possibles, face à leur besoin crucial d’information. Cette dernière émerge d’une interaction rapide et collective sur l’espace organisée par des interactions qui s’ajustent aux circonstances de son énonciation. Par exemple, nous avons eu le témoignage d’un « responsable de classe » qui se fait aider par ses camarades pour rechercher une salle ensemble suite à l’indisponibilité de la salle de cours qui a été initialement prévue. Répartis en petits groupes ou en solo, ils s’informent simultanément, alors même que l’interdiction du port et l’utilisation du téléphone au sein des établissements scolaires avaient été déjà formalisée au cours de la même, en 2018. Ce témoignage est appuyé par l’image ci-après.
Image 1 : L’instantanéité pour répondre à la demande urgente de trouver une salle de cours (Fagadé, 2021, p. 361)
Enfin, l’étude met en lumière le fait qu’il existe également des relations socio-scolaires essentiellement établies dans le cadre d’apprenants d’office « irréguliers » en cours. Dans le contexte d’apprenants irréguliers en cours en raison de leurs emplois étudiants, la notion de relations socio-scolaires renvoie aux interactions et aux dynamiques de soutien qui se développent entre apprenants pour compenser les difficultés académiques dûes aux absences. Ces relations consistent souvent en des échanges d’entraide, comme le partage de prises de notes, les discussions sur les cours ou les révisions collectives. Les relations socio-scolaires ont un double rôles : celui du soutien en aidant l’apprenant à surmonter les contraintes externes, ici majoritairement économiques ; et celui du maintien avec l’environnement universitaire en permettant à l’apprenant irrégulier de rester connecté à la communauté.WhatsApp a été un outil important dans la poursuite de ces interactions socio-scolaires.
Chez ce type d’apprenants particuliers, les relations s’établissent pour trois principales raisons. Elles sont essentiellement dûes à l’éloignement du lieu de résidence, ou à l’obligation d’une prise en charge économique personnelle ou encore à l’obligation d’une prise en charge économique du fait du statut « parent » de l’apprenant. Un apprenant peut avoir intégré les groupes WhatsApp de classe pour plusieurs de ces raisons à la fois. Cependant, la raison la plus évoquée est celle de l’éloignement du lieu de résidence. La plupart des étudiants résident loin de l’université. Ils ne peuvent pas toujours se payer le déplacement qui s’élève en moyenne à 550f, soit 0,838 euro, pour un déplacement (ETU 7, interview, Uac, 2018). Certains étudiants doivent travailler à côté pour subvenir aux besoins financiers parce qu’ils ont leurs parents qui sont restés au village. Ce qui ne leur permet pas toujours d’être présents à tous les cours. D’autres étudiants doivent travailler à côté parce qu’ils sont déjà parents et ne peuvent pas toujours être présents (ces deux faits sont ressortis des interviews) (Fagadé, 2021, p. 354).
Au début de l’année, ces apprenants d’office « irréguliers » communiquent leurs numéros aux responsables de leur classe, afin d’être intégrés aux groupes numériques. Ainsi, ils peuvent recevoir immédiatement toutes les informations pertinentes, tout comme leurs camarades réguliers et se sentir impliqués dans une communication efficace et continue avec leurs camarades et dans leur formation-apprentissage.
Analyse du rapport à l’information universitaire via les groupes WhatsApp en contexte non formel : la révolution de l’information chez les étudiants
Dans le cas présent, et en ce qui concerne l’information en contexte non formel, le terme « rapport à l’information » plutôt que celui de « pratiques d’information » est préféré. Alors que le premier désigne la manière dont les individus ou les groupes interagissent avec, perçoivent et utilisent les informations dans divers contextes, le second renvoie à des réalités plus larges regroupant la collecte, le traitement, l’utilisation et le partage de l’information dans divers contextes.
Le rapport des étudiants à l’information est d’abord une question de recherche d’efficacité, de rapidité et de disponibilité continue de l’information universitaire. Les pratiques « numériques » qui se déroulent en contexte non formel peuvent être regroupées en deux activités prépondérantes : la consultation et le partage. C’est ce que laissent transparaître les pourcentages sur les contenus les plus souvent consultés et publiés sur les groupes WhatsApp, soit respectivement 78,51% de contenus consultés et 78,28 % de contenus partagés.
De façon plus précise, le rapport à l’information chez les étudiants enquêtés s’inscrit dans quatre dimensions principalement liées à la connectivité :
Clairement, les discours recueillis mettent en évidence l’importance des groupes WhatsApp dans la réduction des déplacements physiques afin d’obtenir des informations académiques. Les apprenants qui habitent loin du campus ont trouvé dans cette application un moyen efficace de rester informés sans avoir à se déplacer fréquemment, ce qui est crucial dans un contexte dans lequel les coûts de transport peuvent être élevés. Lisons par exemple les deux discours suivants : « WhatsApp m’aide à être au courant des informations sur le campus telles que la programmation des cours dans les groupes. Donc à distance sans se déplacer, on peut avoir accès à ces genres d’information. J’ai commencé à utiliser WhatsApp du moment où je suis arrivée sur le campus. J’ai constaté que pour étudier ici, et si on habite loin du campus, être inscrit dans le groupe, ça réduit les déplacements qu’on peut autrefois effectuer pour avoir des informations » (ETU 3, interview, Uac, 2018) ou encore ce discours : « On écrit avec les amis qui sont loin. Il y a des influences et rapidement, on a des informations sans se déplacer. Le déplacement s’élève en moyenne à 550 f pour un aller. Donc j’ai pris goût à WhatsApp par-là » (ETU 7, interview, Uac, 2018).
Le rapport à l’information est également en lien avec l’efficacité déclarée des groupes WhatsApp pour fournir des informations actualisées sur les horaires de cours. Les groupes WhatsApp permettent aux apprenants de recevoir des mises à jour en temps réel, ce qui facilite leur organisation personnelle, même quand ils ne sont pas sur le campus. On peut s’en rendre compte à travers ce discours : « C’est avec ces réseaux qu’on nous informe qu’il y a cours dans la semaine. Quand les cours changent, les responsables aussi changent l’information et cela s’actualise. Donc quand je suis à la maison on m’informe en même temps et je sais quand est-ce que j’aurai cours et quand est-ce que je n’aurais pas cours » (ETU 5, interview, Uac, 2018).
Le rapport à l’information inclut également la mise à jour instantanée des informations de cours. L’accent est ici mis sur la rapidité de la diffusion de l’information via WhatsApp et la pertinence de l’application. Elle permet aux apprenants d’accéder rapidement à des informations via les groupes créés par les responsables de classe et à cet effet et alimentés par chaque membre, non seulement sur la programmation des cours, mais aussi sur l’actualité, ce qui rend leur expérience académique plus fluide et mieux informée. Nous pouvons le contacter à travers ce discours : « Quand on envoie la programmation, je ne suis pas obligée d’être sur le campus pour constater. A part la programmation, il y a aussi l’actualité et ça circule vite. On est vite informé. J’utilise WhatsApp depuis que j’ai eu un smartphone. Je me sens mieux avec mon usage de l’application en ce sens où l’information est rapide » (ETU 5, interview, Uac, 2018).
Le rapport à l’information comprend de même l’importance de la connectivité pour accéder à l’information. Les discours correspondants à cette dimension démontrent l’importance de la connectivité continue pour accéder aux informations critiques concernant les changements de programme dans le cadre de la formation. Les apprenants doivent rester connectés pour éviter de manquer de mises à jour importantes, ce qui démontre à quel point l’accès constant au groupe WhatsApp de classe peut être crucial pour leur réussite académique. On peut s’en apercevoir à travers le discours de cet étudiant : « Parfois, vous avez cours de 7h à 19h mais parfois l’information change. On dit que c’est de 7h à 13 h ou bien de 10 h au lieu de 7h. Si tu n’es pas en ligne, si tu n’es pas connecté tu n’auras pas l’information. Donc les autres seront à la fin du cours avant que toi, tu ne viennes. » (ETU 4, interview, Uac, 2018).
Conclusion : rapport à l’information, appropriation, accessibilité, équité et inclusion, WhatsApp, contexte non formel
L’étude des groupes WhatsApp de classe créés dans un contexte d’apprentissage non formel permet de mieux comprendre les dynamiques politiques et sociales dont ils découlent. WhatsApp est un outil indispensable pour les apprenants de l’Uac dont le système administratif demeure plus ou moins traditionnel, caractérisé par la lenteur des communications et l’absence d’un Environnement Numérique de Travail (ENT). Sans les groupes WhatsApp de classe, ces apprenants affirment ressentir des « besoins spécifiques d’équité », manifestant ainsi les problèmes d’accessibilité et d’inclusion face à l’information nécessaire à leur formation. Avec les groupes WhatsApp ces apprenants ont accès à l’information en direct, ce qui répond à des exigences essentielles d’immédiateté et de disponibilité permanente de l’information.
Les représentations et les imaginaires qui donnent du sens au groupe WhatsApp de classe vont au-delà du cadre de la communication scolaire et embrassent le cadre d’entraide entre étudiants. Ces groupes assurent aussi une certaine continuité pédagogique non formelle, permettant aux étudiants irréguliers, souvent éloignés du campus ou ayant des engagements professionnels et familiaux, d’avoir un lien permanent avec leur parcours universitaire et leurs pairs. Selon ces observations, il est important de repenser les politiques d’interdiction du téléphone portable dans les institutions éducatives. Si cette interdiction a pour objectif de réduire les interférences et d’éviter les comportements déplacés, l’utilisation de WhatsApp démontre que le mobile peut être un outil de sociabilité et de coordination pour les apprenants. Il facilite non seulement l’accès à l’information, mais également l’intégration sociale et l’apprentissage collaboratif, en répondant aux besoins réels et immédiats dans un contexte où les options numériques sont limitées.
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[1] Les résultats, les actualités et les communiqués sont souvent diffusés sur ces plateformes.
[2] En ce qui concerne la gestion des informations et des documents internes, tels que les rapports, les fiches de notes, et autres données académiques confidentielles.
[3] Certains services, tels que l’inscription et la consultation des résultats, utilisent les SMS pour avertir les étudiants de la disponibilité de leurs notes ou des échéances importantes.
[4] Pays caractérisés par un accès réduit voire inexistant à des besoins vitaux pour la majorité des populations, par une agriculture encore majoritairement traditionnelle et par un Indice de Développement ajusté selon les inégalités (IDHI)-cf. PNUD, 2010 « moyen » ou « faible ».
[5] Pays caractérisés par l’accès à des besoins vitaux pour la majorité des populations, par une agriculture industrialisée et par un Indice de Développement ajusté selon les inégalités (IDHI)-cf. PNUD, 2010 « élevé ».
[6] Cf. entre autres La Stratégie de l’UNESCO pour les TIC dans l’éducation (2011-2015 et 2016-2021), Déclaration de Qingdao sur l’Information et la Communication pour le Développement (2015), Agenda 2030 des Nations Unies pour le Développement Durable établi en 2015 qui mettent l’accent sur le renforcement des capacités institutionnelles des pays en développement, en matière de TIC.
[7] Ici, nous avons cherché à identifier le nombre de participants pour chacune des sept institutions retenues pour l’étude. Nous n’avons pas tenu compte d’autres indices comme le sexe, l’âge et autres orientations sociaux, éconimiques ou culturelles.
[8] L’enquête s’est déroulée du 1er au 22 juin 2018
[9] Le taux exact de formation à distance et celui de formation en présentiel ne sont pas encore mentionnés dans les documents officiels du pays
[10] Uac, Service des statistiques, Annuaire des statistiques de l’année academique 2021-2022, Novembre 2023
[11] Nous ne présentons pas les motivations, car nous observons une similitude avec les significations.