Adjectif : analyses et recherches sur les TICE

Revue d'interface entre recherches et pratiques en éducation et formation 

Barre oblique

Soutenir la transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur : des démarches pour rapprocher recherche et pratiques

Maëlle Crosse
Living Lab – université de Rennes 2

Anna Barry
CeDS – université de Bordeaux

Cécile Picard-Limpens
Université de Bordeaux

Elsa Chusseau
Université Rennes 2

RÉSUMÉ. Depuis 2010, les politiques publiques incitent les établissements d’enseignement supérieur à engager des transformations pédagogiques. Ces transformations ne sont pas sans effet sur les pratiques des acteurs de ces institutions, dont il n’est pas toujours facile d’obtenir l’adhésion face à ces bouleversements. Un des enjeux est alors de leur permettre de s’approprier et de donner du sens aux transformations engagées.
Notre étude porte sur deux démarches qui ont en commun de viser d’une part le développement de « communautés de pratique » interprofessionnelles (Lave et Wenger, 1991) et d’autre part l’articulation de la recherche et des pratiques à travers la conduite d’« enquêtes collectives » (Dewey, 1938) sur des thématiques et problématiques émanant du terrain. Ces démarches s’organisent autour d’espaces institutionnalisés prenant la forme d’une revue interface en pédagogies de l’enseignement supérieur, à vocation scientifique et professionnelle, et d’un Living Lab dédié au soutien de la réalisation d’analyses collectives.
Ces espaces semblent contribuer à la transformation pédagogique à travers une co-construction de savoirs qui concourent à façonner l’expérience sociale des acteurs de l’enseignement supérieur. Les résultats tendent à montrer que les connaissances issues de ces « enquêtes » se construisent puis se diffusent dans un mouvement dialectique à la fois centripète et centrifuge qui serait susceptible de participer à des changements du système de l’enseignement supérieur dans sa globalité.

MOTS CLÉS . Enquête collective – Communautés de pratique – Réseau – Transformation pédagogique – Culture pédagogique

Introduction

Contexte [1] et enjeux

Les évolutions récentes sociétales, technologiques, économiques et politiques conduisent le système de l’enseignement supérieur français à faire face à des défis qui l’engagent dans une inévitable transition (Denis et al., 2024). Depuis 2010, les politiques publiques incitent les établissements du supérieur à entrer dans un processus de « transformation pédagogique » au travers de réglementations et de lois, telles que la loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants) adoptée en mars 2018 pour améliorer l’orientation des étudiants et favoriser leur réussite, via une approche d’orientation active et positive, valorisant les compétences et les projets professionnels des étudiants, plutôt que les seules filières d’études. D’autre part, l’incitation faite aux établissements s’opère par la multiplication d’appels à projets pluriannuels visant également des transformations pédagogiques d’ampleur.

En 2017 et 2018, le ministère lance l’initiative « Nouveaux Cursus à l’Université » (NCU) dans le cadre du troisième Programme d’Investissements d’Avenir (PIA 3). Ce dernier vise à apporter un soutien financier aux universités, écoles et regroupements d’établissements souhaitant faire évoluer et diversifier leur offre de formation, afin de répondre aux grands enjeux actuels auxquels doit faire face le système d’enseignement supérieur français. Parmi ces défis, on trouve en premier lieu l’amélioration de la réussite des étudiants en premier cycle, notamment via une diversification des formations adaptée à la variété des profils d’étudiants accueillis. « Décloisonnement et modularisation des formations », « personnalisation, individualisation et flexibilisation des parcours », « pluridisciplinarité », « professionnalisation », « autonomisation des étudiants », « approche par compétences »... deviennent les maîtres-mots du discours ambiant en lien avec cette dynamique de changement. De plus, le ministère enjoint aux universités de proposer des projets ambitieux, prompts à faire l’objet d’un déploiement à grande échelle. Trente-six projets ont ainsi été lauréats des deux vagues de l’appel à projets NCU, dont le projet NewDEAL porté par l’université de Bordeaux (UB) et le projet CURSUS IDE@L qui fédère dix établissements au sein d’un consortium rennais.

Parler de transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur nécessite de prendre en considération les différents domaines dans lesquels ces transformations peuvent s’opérer : i) les pratiques des acteurs (pratiques d’enseignement, d’apprentissage, d’accompagnement…), ii) les cursus et dispositifs de formation (au-delà de l’acte d’enseigner, il s’agit des dispositifs dans lesquels ces enseignements prennent place), iii) l’environnement et les contextes de formation (autrement dit, tout ce qui soutient les pratiques d’enseignement et d’apprentissage : les organisations, les infrastructures, le numérique et le multimédia…). Dans la plupart des cas, la transformation pédagogique s’expérimente sur un périmètre circonscrit et sur des caractéristiques bien définies. Elle est éprouvée, pour en tirer des recommandations dans une visée de « passage à l’échelle », tel que préconisé par le Ministère dans l’appel à projets du PIA 3, autrement dit un passage de l’expérimentation pédagogique à une transformation durable. Forger alors l’ambition de passer à l’échelle de la transformation rencontre le défi de mettre en mouvement et de coordonner l’évolution de ces différents niveaux d’action (les méthodes d’enseignement, les outils, les processus, la structure, la gouvernance… et plus largement la culture !), avec tous les enjeux et les résistances qui surgissent derrière toute dynamique de changement (Bareil, 2004).

En effet, nous pouvons faire le pari que ces transformations ne sont pas sans effet sur les pratiques des acteurs de ces institutions, dont il n’est pas toujours facile d’obtenir l’adhésion face à ces bouleversements. Un des enjeux est alors de leur permettre de s’approprier et de donner du sens aux transformations engagées. De plus, si une certaine partie de la communauté universitaire est sensible à la nécessité de faire évoluer une offre de formation et les pratiques pédagogiques pour mieux répondre notamment aux besoins des profils étudiants, les ressources d’une manière générale (support, accompagnement, collaborations et réseaux, temps, etc.) ne sont pas toujours disponibles.

Problématique et hypothèses

De ces éléments contextuels découlent un certain nombre de questions. Comment faire évoluer la culture pédagogique et académique de l’université française, une institution vieille de plusieurs siècles ? Plus spécifiquement, à quelles conditions peut-on favoriser l’engagement de ses acteurs dans un contexte de transformation pédagogique ? Comment accompagner le changement ? Comment fédérer et faire monter en expertise pédagogique les professionnels de l’enseignement supérieur ? Quelles sont les conditions favorables à la mise en mouvement ? Et quelle place peut jouer la recherche dans la conduite du changement ?

Nous posons la double hypothèse, d’une part, que les conditions favorables pour passer à l’échelle de la transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur relèvent de la mise en synergie de collaborations interprofessionnelles réunies en « communautés de pratique » (CoP) (Lave et Wenger, 1991) autour d’une proposition concrète de changement ; d’autre part, que les professionnels s’approprieront d’autant mieux la transformation s’ils en sont acteurs, par l’articulation de leurs pratiques et de la recherche :

  • en réalisant des « enquêtes » susceptibles d’inaugurer des « expériences » (au sens de Dewey, 1938) ;
  • en partageant le fruit de leurs expérimentations, et en consultant celui de leurs pairs dans une perspective d’entraide et “d’engagement mutuel” (Wenger, 2005) ;
  • en produisant des connaissances sur leurs propres pratiques d’enseignement, dans un esprit de démarche SoTL (Scholarship of Teaching and Learning), et en valorisant leurs travaux dans une perspective d’essaimage.

Cadrage théorique et méthodologique

Notre cadre théorique se situe au croisement de la théorie des communautés de pratique (Lave et Wenger, 1991), de l’enquête collective de John Dewey (1938) et de la théorie de l’acteur-réseau (Akrich et al., 2006). L’analyse est volontairement soutenue pour des cadres théoriques pluriels, dont nous pensons que le croisement apporte force et robustesse à l’interprétation et vient nourrir le concept de SoTL qui lui-même « ne dérive pas d’un seul modèle conceptuel et théorique » (Rege Colet et al., 2011).

Des « acteurs » en « réseau »

Nous l’avons dit, nous faisons l’hypothèse qu’afin de générer une nouvelle culture de l’innovation pédagogique, celle-ci prendrait assise sur la participation collaborative et réflexive d’enseignants, de chercheurs, d’ingénieurs pédagogiques et de formation, d’étudiants, de personnels de soutien - et tout autre acteur concerné – qui travaillent ensemble sur des thématiques spécifiques, réalisent des expérimentations, les valorisent et échangent avec leurs communautés à ce sujet.

Dans la lignée de la théorie de l’acteur-réseau (Akrich et al., 2006), nous considérons que des éléments contextuels (tels qu’une loi ou un AAP) peuvent « agir » en tant que discours, au même titre que les acteurs humains, en se posant comme porte-parole ou représentant de collectifs et en enrôlant de nouveaux acteurs. Ainsi, nous prenons en compte dans l’analyse aussi bien les humains que ces entités « non-humaines » entendues comme de véritables « acteurs » qui entrent dans, ou qui sont à l’origine de, la composition et l’imbrication de réseaux.

Notre approche se traduit, au sein de deux terrains différents, par la mise en place d’espaces favorisant une mise en réseau et une montée en expertise des acteurs autour de la pédagogie de l’enseignement supérieur, selon une démarche SoTL [2] :

  • À l’université de Bordeaux, le collectif de l’Open Lab In’Pact est à l’origine de deux initiatives de partage de pratiques et de résultats de recherche : une revue francophone en ligne ouverte aux différents acteurs de l’enseignement supérieur, et un groupe de travail « recherche » réunissant (sous forme de webinaires » des acteurs de projets NCU ;
  • Au sein d’un consortium d’établissements d’enseignement supérieur rennais, une démarche de type « Living Lab » reposant notamment sur la conduite d’enquêtes collectives réunissant cette même diversité d’acteurs est expérimentée depuis 2017.
    Cet article est le fruit d’une rencontre entre chercheures dont les pratiques différentes se sont reconnues au travers d’un cadre théorique et méthodologique partagé. Si les deux dispositifs s’inscrivent dans des périmètres distincts, l’intérêt de l’article est de les mettre en regard pour en extraire une analyse commune permettant de nourrir la réflexion émergente sur les phénomènes de transformation pédagogique à l’université. Ainsi, l’ambition de l’article est de s’inscrire dans une démarche compréhensive qui, par les allers-retours propres aux dialogiques de l’action et de l’observation, tente de construire du sens à partir des phénomènes observés.

Faire de sa pratique d’enseignement un objet d’étude : la démarche SoTL

“Je suis déçue de constater que mon public décroche, je n’arrive pas à maintenir le fil” (ens.1)

“(...) intéressant de réfléchir avec mes collègues à ce que l’on attend véritablement des étudiants et à ce que nous pouvons et devons faire évoluer pour les embarquer.”
(ens.2) [3]

Dans la perspective du développement d’un pouvoir d’agir des acteurs du terrain dans un contexte de transformations, nos démarches reposent sur le développement de leur réflexivité vis-à-vis de leurs pratiques d’enseignement et d’apprentissage. Le SoTL est une démarche de développement professionnel des enseignants universitaires, en matière d’enseignement disciplinaire et d’apprentissage des étudiants. Cette démarche de « questionnement systématique » (Rege Colet et al., 2011) vise, d’une part, à améliorer les pratiques pédagogiques et didactiques ; d’autre part, à rapprocher le volet recherche et le volet enseignement. Elle demande, de la part de l’enseignant, de développer une triple volonté :

  1. d’enquêter sur ses pratiques (par l’identification d’une problématique pédagogique et par le recueil et l’analyse de données) ;
  2. d’analyser ses pratiques et davantage prendre en compte l’apprentissage des étudiants) ;
  3. de communiquer et de partager ses résultats (par des publications et des communications dans des manifestations scientifiques), dans une démarche de communautés de pratique.

La démarche SoTL vise le développement progressif d’une posture de « praticien-chercheur ». Donnay et Charlier (2006) identifient plusieurs postures qui peuvent être positionnées sur un continuum non évolutif. Un enseignant peut passer d’une posture à une autre selon le contexte dans lequel il travaille, selon ses interrogations pédagogiques.

  • Le praticien est plutôt centré sur l’action. Il ne formalise pas son savoir.
  • Le praticien réfléchi décrit ses pratiques de façon informelle et contextualisée. Il peut communiquer son savoir oralement, ce qui lui permet une première distanciation.
  • Le praticien réflexif « a pour but de comprendre et d’extraire du savoir à propos de ses réflexions » (ibid., p. 5). La description de ses pratiques permet une conceptualisation, même si elle reste très contextualisée et reliée aux expériences vécues. Le savoir du praticien-chercheur est décontextualisé par la réflexivité : il exprime son savoir dans un langage partagé par une communauté scientifique, ce qui en facilite la diffusion. Il peut transférer ses savoirs d’une situation à une autre.
  • Le chercheur-praticien part d’une question de recherche qui « transcende les actions à analyser » (ibid.). La pratique est donc considérée comme source d’analyse et le savoir est diffusé dans un langage scientifique.
  • Tandis que le praticien-chercheur travaille à l’amélioration de ses pratiques d’enseignement, le chercheur-académique cherche à créer et à comprendre des concepts et des théories à travers des recherches.
    Ainsi, la démarche SoTL a pour enjeu d’amener les enseignants (et dans notre cas, les personnels de soutien et les étudiants), à documenter et à réfléchir sur leurs pratiques, en appui sur la recherche. Si le SoTL nous intéresse dans ses visées et ses méthodes, il convient de s’intéresser aussi à des démarches inscrites dans des dynamiques plus collectives qui sont propices au développement de la réflexivité. C’est pourquoi nous allons à présent faire un détour par la théorie des communautés de pratiques.

Dynamiques collectives et communautés de pratique comme soutien à la co-construction des savoirs

Nous entendons les communautés de pratique à l’aune des caractéristiques structurantes définies par Lave & Wenger (1991). Selon eux, la communauté de pratique s’organise autour de trois pierres angulaires : un domaine d’activité et de connaissances commun autour d’une entreprise conjointe ; une communauté de participants mutuellement engagés ; des pratiques et répertoires partagés notamment par la production d’artefacts.

La communauté de pratique se fonde sur un apprentissage incarné dans des pratiques partagées et une progression dans un champ spécifique de savoirs par participation active. Dans le sillon de Lave & Wenger, nous considérons l’apprentissage plus comme un processus social graduel et culturel que comme simple acquisition de savoirs ou de pratiques. Apprendre revient en ce sens à un processus de « participation » de plus en plus « centripète » à telle ou telle CoP, phénomène décrit par les auteurs comme le passage une « participation périphérique légitime » à une participation centrale.

Dans un contexte d’appels à projets, cité plus haut, les établissements d’enseignement supérieur sont positionnés dans une dynamique de concurrence, essentiellement en raison de l’attribution de financements qui y sont rattachés. Selon Wenger, la « participation » à une CoP ne renvoie pas d’emblée à l’idée de collaboration et peut recouvrir des modalités compétitives. François & Musselin (2022, p. 129) désignent ce « rapport fondamentalement dialectique » entre la compétition et la coopération par le terme de « coopétition » (ibid., p. 126). Selon eux, elles « coexistent et interagissent », et « la compétition n’existe jamais seule : elle est toujours enchâssée dans des relations dialectiques avec des formes de coopération » (ibid., p. 138). Ainsi, une mise en réseau peut encourager la collaboration, le partage de ressources, et la synergie entre différentes initiatives, pour une utilisation plus efficace des ressources, quelles qu’elles soient, mais aussi pour maximiser l’impact des projets et assurer une meilleure coordination au service d’objectifs communs.

Dans ce contexte, les CoP peuvent devenir une approche stratégique pour favoriser l’apprentissage et le transfert de connaissances dans un milieu organisationnel (si Lave et Wenger ont d’abord décrit la CoP comme une émanation spontanée, la suite de leurs travaux a exploré leur caractère intentionnel, dans des contextes où le potentiel de la CoP est reconnu et son développement soutenu). Initier une CoP dans un contexte contraint (application d’une réforme, mise en œuvre d’un cadrage institutionnel, etc.) peut être un moyen efficace de favoriser la collaboration, le partage de connaissances et l’adaptation aux changements. Cependant, la stabilité de ces CoP en contexte contraint dépend d’une certains nombre d’éléments et notamment de la volonté d’engagement des différents acteurs, le partage d’informations ou encore la structuration des interactions. Tous ces éléments sont de fait des écueils symptomatiques d’une installation.

La communauté comme « enquête »

La CoP s’organise depuis une méthodologie d’enquête (c’est-à-dire enquête des membres des CoP autour d’un élément de leur pratique). À la manière de Dewey (1938), nous adoptons une approche de la communauté comme recherche collective, la communauté comme « enquête » (i.e. institution d’un problème, détermination de la solution du problème, raisonnement, expérimentation). Nous défendons l’idée, d’une part, que la transformation pédagogique ne consiste pas à appliquer un modèle prédéterminé, mais que c’est un processus qui engage les acteurs à apprendre de leurs pratiques ; d’autre part, que l’on ne peut apprendre qu’en faisant et en menant des « enquêtes » promptes à inaugurer des « expériences ». On fera l’hypothèse du caractère engageant et suffisamment probant de ces enquêtes pour entraîner l’ensemble de l’institution dans les nouvelles formes mises en expérimentation.

En invitant les acteurs du terrain (enseignants, étudiants, ingénieurs pédagogiques, etc.) à enquêter sur leurs pratiques et expérimentations pédagogiques à travers un processus de documentation rigoureux propice à une « réflexion sur l’action » (Schön, 1990), il s’agit de les amener, à partir de leurs situations de travail, à construire leur propre culture de la « pédagogie à l’université » plutôt que d’imposer ce qui devrait constituer « la Pédagogie Universitaire » (Roiné, 2020).

Analyse de deux dispositifs au service de la transformation pédagogique

Les deux espaces institutionnalisés, présentés dans le cadrage théorique et méthodologique, visent à co-construire des savoirs avec un transfert de savoirs expérientiels « tacites » à des savoirs « explicites » par un processus de conceptualisation (Nonaka et Takeushi, 1997).

Nous allons voir maintenant comment :

  • La revue [4], par la publication de résultats de recherches et de retours d’expérience, produit des « artefacts » (Wenger, 2005) qui participent d’une « pratique partagée » et d’un répertoire d’objets de connaissances, susceptibles de nourrir la culture de la communauté francophone d’enseignement supérieur.
  • La démarche Living Lab consiste à soutenir ce transfert auprès de collectifs internes au consortium, à travers un travail d’intermédiation autour d’objets frontières, nécessaire à l’élaboration d’un langage commun (Akrich et al., 2006). Ces processus de traduction impliquent un courtage de connaissances (ou brokering) pour une co-construction des savoirs (Meyer, 2013).

La mise en place d’une revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur

Cadre

En 2023, le collectif de recherche Open Lab In’Pact de l’université de Bordeaux lance la création d’une nouvelle revue francophone dédiée à la pédagogie de l’enseignement supérieur, au sein de laquelle des acteurs divers (enseignants et enseignants chercheurs, ingénieurs de formation et pédagogiques, ingénieurs d’études, étudiants, etc.) peuvent partager des retours d’expérience et des résultats de recherches dans un esprit d’entraide.

Les conditions d’émergence de ce dispositif s’inscrivent dans un contexte spécifique de transformation pédagogique de l’enseignement supérieur, à plusieurs échelles :

  • à l’échelle du Ministère avec, d’une part, l’entrée en vigueur de la loi ORE et, d’autre part, les deux AAP NCU du PIA 3 en 2017 et 2018 qui positionnent les établissements dans une dynamique de transformation et d’innovation pédagogique ;
  • à l’échelle des établissements, les deux AAP voient émerger 35 projets lauréats au niveau national, dont celui de l’université de Bordeaux : « NewDEAL » ;
  • à l’échelle de l’UB plus spécifiquement, et de l’initiative portée par l’Open Lab In’Pact :
    • un groupe de travail (GT) thématique au sein du réseau de projets NCU afin de partager les derniers résultats de recherches et de favoriser l’échange de pratiques ;
    • la revue “interface” (à vocation scientifique et professionnelle) en ligne Études & Pédagogies, consacrée à la pédagogie de l’enseignement supérieur.
      À la manière d’Akrich et de ses collaborateurs (2006), dans leurs travaux sur la théorie de l’acteur-réseau, nous pensons que ces éléments contextuels (qu’il s’agisse d’une loi d’un AAP) « agissent » comme de réels acteurs interreliés à l’intérieur d’un réseau. Il s’agira de montrer en quoi ces entités non-humaines (telles que le GT ou la revue) sont générées par – tout autant qu’elles génèrent à leur tour – l’émergence de nouveaux réseaux sous forme de CoP.

Analyse

Nous envisageons la naissance d’une CoP comme un processus organique, résultat d’une convergence d’éléments qui encouragent des individus partageant des objectifs ou des défis communs à collaborer et apprendre ensemble. La reconnaissance de la contribution de chacun et de l’importance de ce partage apparaît comme un facteur déterminant du processus. Plusieurs aspects à l’origine de ce constat peuvent être mentionnés : dans l’atteinte d’objectifs similaires ou la résolution de problèmes communs ; lorsqu’il y a une reconnaissance commune de la valeur du partage des connaissances ; ou dans le cas d’expériences partagées, positives ou négatives. La revue Études & Pédagogies offre un tel cadre.

Démarche SoTL et CoP sont deux concepts qui convergent dans le contexte de l’amélioration continue de l’enseignement supérieur : les enseignants sont encouragés à mener des recherches sur leurs pratiques et partager leurs résultats avec la communauté académique. Les praticiens SoTL engagent souvent des recherches pédagogiques dans leur propre contexte d’enseignement, et peuvent former des CoP dédiées. Les membres d’une CoP SoTL offrent un soutien mutuel en partageant les défis rencontrés lors de la recherche pédagogique, sous forme de conseils méthodologiques, de retours d’expérience. À l’UB, l’émergence de la revue Études & Pédagogies permet la publication des résultats de recherches et des retours d’expérience, et joue un rôle essentiel dans la diffusion des connaissances en pédagogie de l’enseignement supérieur.

Le processus d’apprentissage individuel est perçu comme le résultat de la participation sociale et active dans la pratique de la communauté, et le processus d’apprentissage global de la communauté n’est pas à considérer comme l’addition de démarches exclusivement individuelles, mais comme une activité sociale au sein d’une CoP par laquelle les participants reconnaissent qu’elle engendre des retombées positives pour l’ensemble des membres. Les articles sont lus, non seulement par la communauté UB, mais aussi par le réseau NCU (la revue a été présentée au sein du GT recherche NCU lors des webinaires) et plus largement à l’échelle nationale et internationale. Nous analysons ce partage de connaissances et de pratiques comme réel « actant », dont nous faisons le pari qu’il vient réalimenter à son tour un réseau plus ouvert qui l’a vue naître. Pour reprendre les termes de la théorie des CoP, la revue – par la publication de résultats de recherches et le partage de retours d’expérience – produirait des « artefacts » (au sens de Wenger, 2005) qui participeraient d’une « pratique partagée » et d’un répertoire d’objets de connaissances et qui seraient mis à la disposition de la communauté francophone d’enseignement supérieur. Par un processus de « réification » des connaissances et des pratiques, ces artefacts viendraient formaliser ce qui est tacite chez les professionnels, façonnant ainsi l’expérience sociale.

Sous l’angle de la diffusion des connaissances et des savoirs, on peut relever la manière dont un acteur à un moment donné extérieur à la communauté, participe de manière de plus en plus active, passant d’un niveau à l’autre (zone périphérique, zone active, et même petit noyau) et, du même coup, participerait de la diffusion de connaissances et de savoirs à l’intérieur d’une communauté mais aussi d’autres communautés à différentes échelles ; et contribuerait enfin à un enchâssement de CoP. Nous tenterons d’en rendre compte dans la partie suivante.

Modélisation de l’enchâssement des CoP

Le contexte multi-échelles décrit plus haut est à l’origine d’un enchâssement de communautés. Les acteurs non-humains que sont « la loi ORE » et « l’AAP NCU du PIA 3 » ont participé de l’émergence d’un réseau de projets NCU, dont le projet NewDEAL de l’UB ; ce dernier est en partie constitué par le collectif de l’Open Lab In’Pact ; duquel sont nées a minima deux CoP dédiées à la transformation pédagogique : un GT recherche NCU sous forme de webinaires et une revue interface en ligne. Ainsi, les acteurs humains et non-humains participent de la construction d’un réseau, du réseau émergent des CoP dédiées à la transformation, qui par la suite peuvent s’inter-nourrir (en effet, la participation d’un membre à l’une peut s’étendre à l’autre) ; enfin, leurs activités peuvent alimenter à leur tour – retraçant le chemin inverse – des réseaux à différentes échelles (Open Lab, NewDEAL, UB, NCU, nationale, internationale).

Ainsi, par une sorte d’effets « poupées russes », l’imbrication de ces réseaux interreliés dessine, non pas une simple arborescence linéaire et descendante, mais des cercles « emboîtés en oignon » (Margolinas, 1998) se répétant, un cercle contenant ou nourrissant à son tour une nouvelle communauté, la représentation en oignon ne désignant pas tant des couches hiérarchiques, comparables en termes d’importance, que des niveaux d’échelles et de focales d’analyse.

Figure 1. Représentation d’un enchâssement “en oignon” d’un réseau d’acteurs et de communautés sous l’angle du partage et de la diffusion de connaissances et de pratiques

La modélisation de la structure « emboîtée en oignon » nous semble opérante à deux niveaux : une couche est contenue par une autre (autrement dit, il y aurait une « couche-mère » qui contiendrait la suivante, qu’elle aurait générée, pour laquelle elle aurait créé les conditions de sa genèse) ; mais dans le même temps cette sous-couche est contenue tout autant qu’elle constitue les couches-mères, autrement dit, qu’elle participe de leur identité, de leurs caractéristiques, de ce qui les définit... bref, de leur culture. Ainsi, la couche-mère est autant le résultat que la condition de la couche qu’elle contient, respectant une dynamique d’allers-retours, un paradoxe que les anthropologues américains McDermott et Varenne (1995) décrivent bien, à propos de la dialectique entre la culture et le partage : nos interactions, et notre compréhension, semblent rendues possibles par le partage d’un même langage, d’une même culture, des mêmes paradigmes de pensée, ou des mêmes normes... (autrement dit, la culture comme condition du partage, ce qui permet le partage) ; mais dans le même temps, c’est par nos interactions que nos comportements se façonnent, que nos manières de faire et de penser se modèlent, que les idéologies évoluent, que la culture se transforme... (autrement dit, la culture comme résultat, comme produit des interactions entre les acteurs). Ils l’expriment ainsi : « La culture n’est donc pas tant un produit de partage que le résultat produit par ces gens à force de se frotter durement les uns contre les autres, avec des outils déjà disponibles et bien structurés » (Mc Dermott & Varenne, 1995). Il y a ici à la fois quelque chose qui préexiste, et dans le même temps qui résulte.

Autrement dit, un double mouvement sous forme d’allers-retours s’observe : d’une part, un mouvement “centripète” propre à la participation de plus en plus centrale des acteurs à une CoP (on retrouve par ailleurs le même terme chez Kohn & Nègre, 1991, décrivant la “démarche implicative”) ; d’autre part, un mouvement “centrifuge” (ibid.) qui correspond à la posture objectivante : en effet, le travail d’objectivation et de production de connaissances par les acteurs, au-delà de la création de sens et d’un répertoire partagé, peut rejaillir dans des réseaux et dans des communautés à plus grande échelle. Par analogie au mouvement physique, on pourra faire l’hypothèse que ce mouvement centrifuge, traduisant le transfert de savoirs et connaissances dans d’autres sphères, permet un mouvement systémique de plus grande ampleur.

Les articles de la revue et les temps d’échanges du GT recherche sont autant d’opportunités pour prendre conscience des freins et pour soutenir l’émergence des leviers relatifs aux problématiques que les acteurs rencontrent dans leur pratique professionnelle quotidienne. Nous avançons l’hypothèse que les CoP que sont la revue et le GT recherche, par ces allers-retours entre mouvement centripète et mouvement centrifuge propres aux démarches implicative et objectivante, peuvent contribuer à générer une nouvelle culture de l’innovation pédagogique - autant qu’ils sont le fruit de ces innovations – et ainsi à créer les conditions promptes à opérer un glissement de culture nécessaire au passage à l’échelle de la transformation pédagogique. Plus concrètement, nous pensons que ces espaces constituent des conditions propices à l’émergence et au partage des réflexions des acteurs de terrain. Une ingénieure de recherche de l’université Gustave Eiffel affirmait à propos de la revue : “Beaucoup éprouvent une appréhension, doutent de leur légitimité à témoigner d’une initiative pédagogique qui, pourtant, s’avère extrêmement intéressante et pourrait être transférable dans un autre contexte, une autre université (...) La revue existe notamment pour mettre en valeur leur travail extrêmement précieux, ⟦par⟧ un véritable compagnonnage réflexif”. Nous faisons le pari que ce type d’espace participe d’un processus itératif qui contribuerait à construire une culture de l’amélioration continue. En traduisant l’expérimentation, la rétroaction et l’adaptation continue, ils assureraient une évolution progressive des pratiques pédagogiques, favorisant ainsi l’adhésion et l’engagement des parties prenantes

La démarche Living Lab au sein du consortium rennais

Présentation de la démarche

Une démarche « Living Lab » est expérimentée depuis 2017 au sein d’un consortium d’établissements d’enseignement supérieur rennais, dans le cadre de deux Projets d’Investissement d’Avenir consécutifs axés sur des transformations pédagogiques et numériques. Cette démarche de recherche-action-formation cherche à rapprocher communautés de recherche et de pratique, dans la perspective de co-construire des savoirs relatifs à la pédagogie dans l’enseignement supérieur.

Des enjeux pluriels sont visés dans la rencontre entre ces deux communautés, et notamment dans l’articulation des savoirs spécifiques à chacune. Il s’agit tout d’abord de pouvoir davantage traiter la complexité des processus d’enseignement-apprentissage, en référence au paradigme de la complexité développé par Edgar Morin. Il s’agit également de réduire l’écart existant entre des recherches insuffisamment fondées sur des problématiques de terrain et des pratiques s’appuyant peu sur les savoirs produits par la recherche. L’enjeu de cette articulation s’inscrit en outre dans une dimension qui peut être qualifiée de « militante », similaire à celle qui sous-tend les démarches de recherches participatives, à travers l’idée d’une ouverture de la production des savoirs qui n’est plus appréhendée comme relevant de la seule activité des chercheurs académiques mais qui est considérée comme une activité conjointe impliquant des praticiens. Ces derniers ayant toute leur place dans cette production de savoirs. Enfin, cette rencontre entre les deux communautés s’inscrit dans une visée développementale, puisqu’elle doit permettre, en référence à Clot (2005), le développement d’un pouvoir d’agir collectif.

Dans cette perspective, la démarche Living Lab consiste notamment à soutenir l’émergence d’une enquête collective ascendante (Dewey, 1938) autour des questions pédagogiques émanant du terrain. Cette enquête collective est en effet considérée comme propice à la rencontre entre communautés de recherche et de pratique. Afin de construire cette enquête collective, la démarche Living Lab repose sur la création d’espaces soutenant la documentation et l’analyse conjointes par les acteurs (enseignants, personnels de soutien, étudiants, chercheurs), des pratiques, des postures, et des processus pédagogiques ; ainsi que la production et la diffusion de savoirs en pédagogie de l’enseignement supérieur. Ces espaces doivent se situer au carrefour des « mondes » de la recherche et de la pratique pour permettre leur rencontre, chaque monde étant régi par ses propres valeurs, pratiques, règles, normes, cultures, etc. Ces espaces-temps sociaux institutionnalisés peuvent ainsi être appréhendés comme des « inter-mondes » (Paquelin et al., 2006) qui, à travers des opérations de traduction, permettraient la co-construction de savoirs « négociés » (Meyer, 2013 ; Wenger, 1998), à l’interface des savoirs d’expérience et des savoirs scientifiques. La question est alors de savoir dans quelle mesure la démarche Living Lab contribue à cette rencontre entre les communautés de pratique et de recherche.

Pour traiter cette question, nous pouvons mobiliser la théorie du courtage de connaissances (ou brokering) qui consiste à créer du lien entre le monde de la recherche et le monde des usagers, à travers « des processus de traduction, de coordination et d’alignement entre des perspectives […] Il exige également la capacité de relier les pratiques en facilitant les transactions entre elles » (Wenger, cité dans Meyer, 2013, p. 19). Selon Wenger, les « courtiers du savoirs » servent d’intermédiaires entre les producteurs de savoir (comme les chercheurs et les universitaires) et les utilisateurs de ce savoir (comme les décideurs politiques, les praticiens, les entreprises, et la société civile). Wenger identifie trois manières différentes d’agir des « courtiers du savoir » : « en tant que gestionnaires des savoirs, en tant qu’agent de liaison (entre producteurs et utilisateurs de savoirs) ou en tant que ’constructeurs de capacité’ (par l’amélioration de l’accès aux savoirs) » (ibid.). Au-delà d’un seul échange des savoirs, le courtier doit favoriser une mise en mouvement pour une exploration collective de ces savoirs. Cela suppose un travail d’intermédiation autour d’objets frontières nécessaire à une intercompréhension entre les acteurs et à une co-construction des savoirs à travers l’élaboration d’un langage commun, en référence à Callon.

Méthodologie d’analyse

Afin d’étudier la démarche Living Lab mise en œuvre, nous avons construit une grille d’analyse à partir des dix activités de courtage identifiées par Bornbaum et al. (2015) qui sont :

  • L’évaluation du contexte ;
  • La création d’occasions d’échanges et de partages de solutions ;
  • Le repérage des connaissances pertinentes pour les milieux et l’évaluation de leur qualité ;
  • Le développement des outils de transfert de connaissances ;
  • Le soutien à la communication et au partage de connaissances scientifiques entre les différentes parties ;
  • Le développement, le maintien et l’animation de réseaux ;
  • Le renforcement des compétences des personnes pour utiliser la recherche ;
  • L’évaluation du changement et des retombées des activités de courtage ;
  • La pérennité des efforts de courtage ;
  • La coordination et la gestion de projet.
    En complément de ces activités, il nous semble pertinent de mobiliser les travaux récents sur les missions des « tiers-veilleurs » (Coquard, 2019), qui sont chargés d’accompagner la co-construction des savoirs dans le cadre de recherches participatives impliquant des chercheurs professionnels et des citoyens chercheurs et qui participent à l’institutionnalisation de ces recherches. En effet, ces missions rejoignent notre intention vis-à-vis du collectif de renforcer sa réflexivité, de l’appuyer selon ses demandes et de faciliter la collaboration en son sein. La particularité de notre démarche tient au fait que les chercheuses assurent elles-mêmes ces missions de « tiers-veilleuses ».

Cette grille nous a permis d’analyser quatre des actions principales d’accompagnement mises en œuvre depuis janvier 2022 qui sont de natures différentes :

  • L’accompagnement d’un collectif constitué d’une enseignante en informatique et de deux ingénieures pédagogiques à la conduite d’une étude sur les pratiques de travail en groupe des étudiants qui doit faire l’objet de l’écriture d’un article en pédagogie universitaire ;
  • L’accompagnement à la conduite d’une étude conjointe réunissant un enseignant en éco-anthropologie et trois étudiantes d’un Master en écologie sur les effets d’un dispositif pédagogique « hors les murs » qui consiste à mettre les étudiants en situation d’observation participante au sein d’une association. Cette étude vise à saisir ce que produit cette expérience sur les étudiants ;
  • L’animation d’un groupe de travail composés d’ingénieurs pédagogiques de différents établissements du consortium rennais autour de l’articulation « accompagnement pédagogique et recherche » ;
  • L’animation d’un groupe d’enseignants-chercheurs inscrits à un programme de formation de troisième cycle en pédagogie universitaire avec une démarche SoTL.
    Nous avons étudié chacune des actions à partir des activités de courtage et des missions de tiers-veilleur, en appui sur les objets travaillés, les supports créés, les ressources et outils mobilisés, les protocoles mis en œuvre, les postures incarnées et les productions réalisées. ​​

Résultats

L’analyse nous conduit à affirmer que la démarche Living Lab semble bien relever des différentes activités de courtage et des missions de tiers-veilleur. Toutefois, la spécificité de notre positionnement nous amène à réinterpréter certaines de ces activités et de ces missions. En effet, dans le modèle initial, le courtier de savoirs n’est pas le chercheur, il assure l’interface entre les mondes de la recherche et de la pratique. Or dans nos actions actuelles, nous représentons aussi la recherche et avons souvent à faire à des collègues qui connaissent le monde de la recherche, celui spécifique à leur discipline. Cela pose d’ailleurs la question de l’équilibre à trouver entre recherche en pédagogie universitaire et recherche dans la discipline. Nos activités s’opèrent de manières différentes selon les actions, ce qui implique une agilité importante dans l’intermédiation afin d’être au plus près du monde des acteurs. Nous avons toutefois relevé des points de convergence qui peuvent être appréhendés comme des points de vigilance dans la conduite de nos activités : ces points sont présentés dans le tableau en annexe.

Ces activités demandent d’instaurer une mise en confiance du collectif, propre au tiers-veilleur. Celle-ci s’installe dans la durée et se consolide par une co-construction progressive. Une avancée par étape assure une négociation à la fois sur l’objet de travail et aussi sur les modalités de cette coopération. Nous visons davantage une recherche coopérative que collaborative, car les praticiens sont associés à toutes les étapes de la recherche. Le rôle du tiers-veilleur est ainsi de créer un cadre, d’apporter les outils méthodologiques et d’assurer la démarche scientifique tout en laissant une liberté aux praticiens dans leurs orientations, leurs choix vis-à-vis de l’objet travaillé. Pour prendre l’exemple de l’accompagnement à l’écriture, cela demande une certaine mise à distance pour favoriser un processus réflexif du collectif. Un premier temps d’observation est nécessaire pour toutes les parties en présence qui permet cette distanciation afin de repartir avec un regard neuf. La coopération avec un enseignant et des étudiants demande à entrer dans un espace pédagogique où l’enseignant affirme ses intentions pédagogiques, et où les étudiants sont dans un processus d’apprentissage. Le tiers-veilleur va donc agir avec bienveillance et dans le respect des perceptions de chacun, et va chercher à inscrire le dispositif de recherche en cohérence avec l’approche pédagogique de l’enseignant et avec la dynamique du groupe qui s’installe. Dans le cadre de l’animation du groupe de travail des ingénieurs pédagogiques, sur la représentation de la recherche, celle-ci constitue à la fois un objet travaillé mais aussi un objet à démystifier. Une mise en tension est constatée entre les attentes vis-à-vis du chercheur et la volonté de laisser les acteurs de terrain s’emparer du sujet. Une avancée pas à pas s’installe pour trouver du sens commun, et s’appuyer sur des temps de travail à partir de situations professionnelles individuelles, mises en commun et favorisant un développement professionnel des acteurs impliqués.

Si le processus d’intermédiation entre le monde de la pratique et celui de la recherche s’opère de manières diverses au sein de chaque action mise en œuvre, nous pouvons relever un point de convergence dans l’émergence de communautés apprenantes inter-statutaires dans la conduite de l’enquête collective autour des pédagogies universitaires. L’écriture est un moyen d’émergence, malgré une asymétrie des statuts et des rôles, de créer un espace de co-construction et de production des savoirs où chacun apporte son expérience et son expertise. Une forme d’apprentissage est rendue possible par les échanges et la réflexion menée en commun.

D’autre part, l’analyse de nos activités d’intermédiation nous a amenées à prendre conscience de l’importance du « penser ensemble » avant de « faire ensemble » pour soutenir la rencontre entre les mondes de la pratique et de la recherche. Prendre le temps de la réflexion collective avant de se lancer dans l’action est indispensable à la mise en confiance, à la projection et à la co-construction d’une action qui fait sens pour chaque individu. Enfin, deux activités se révèlent encore à travailler : l’évaluation du changement et des retombées des activités de courtage ; et la pérennité des efforts de courtage. Au-delà des communautés créées autour des actions, il s’agit donc de s’interroger sur le transfert au sein des institutions : comment favoriser les interconnexions dans une dynamique de réseau au sein des institutions et au sein du consortium ?

Conclusion et perspectives

Notre étude d’une CoP et d’un Living Lab visait à saisir dans quelle mesure l’institutionnalisation d’espaces, qui rapprochent recherche et pratique et s’adressent à une diversité d’acteurs de l’enseignement supérieur, pouvait soutenir l’engagement dans la transformation pédagogique. Le premier espace étudié est celui d’une revue interface francophone en ligne en pédagogie de l’enseignement supérieur, à vocation scientifique et professionnelle, initiée en 2023 par l’université de Bordeaux. Le deuxième est un espace d’accompagnement et de soutien à la conduite d’enquêtes collectives, dans une démarche dite Living Lab, ouvert à un consortium d’établissements rennais.

L’étude de ces espaces nous conduit à affirmer qu’ils permettent une co-construction de savoirs explicites à partir de savoirs expérientiels « tacites » (Nonaka et Takeushi, 1997) qui contribuent à façonner l’expérience sociale des acteurs de l’enseignement supérieur. Ainsi, les acteurs du terrain qui produisent ces savoirs et les diffusent participent à construire “la pédagogie à l’université” (Roiné, 2020). Par leur engagement et cette mise en sens, ils s’approprient des changements qui ne sont alors plus seulement des objets qui s’imposent à eux en fonction du contexte, traduisant chez eux le développement d’un pouvoir d’agir. D’autre part, les connaissances issues de leurs “enquêtes” de terrain et formalisées via la production d’artefacts - signe d’une participation de plus en plus “centripète” (Lave & Wenger, 1991) des acteurs à la communauté de pratiques - se diffusent par la suite à plus grande échelle selon un mouvement qualifié de “centrifuge” (Kohn & Nègre, 1991) propre à la démarche objectivante. Nous pensons que c’est cette dialectique de mouvement de connaissances à la fois centripète et centrifuge qui serait susceptible de participer à un mouvement d’ensemble du système de l’enseignement supérieur.

Toutefois, nous pouvons nous interroger quant au développement effectif d’une culture de la pédagogie dans la communauté d’enseignement supérieur. En effet, les acteurs qui participent à ces espaces sont peu nombreux et il est difficile de les engager dans des processus prenant appui sur la recherche, dans la mesure où ils ressentent souvent un manque de légitimité pour contribuer au processus de conceptualisation qu’ils considèrent comme relevant davantage des compétences du chercheur en sciences de l’éducation et de la formation.

D’autre part, tout glissement de culture s’inscrit nécessairement dans un temps long. Si la démarche SoTL, le développement de communautés de pratique et la conduite d’enquêtes collectives au sens de Dewey peuvent y contribuer, ils ne rassemblent pas toutes les conditions d’un passage à l’échelle. La démarche SoTL constitue un intérêt certain pour rapprocher recherche et pratique mais repose sur une dynamique individuelle. La communauté de pratique ainsi que l’enquête s’inscrivent pour leur part dans des dynamiques collectives mais restent des processus relativement éphémères et se situant dans des périmètres délimités. Cela nous amène à questionner l’appropriation par les pairs des savoirs ainsi produits.

Dans la perspective de ce passage à l’échelle, nous faisons l’hypothèse que les enquêtes collectives devraient porter sur la transformation du système lui-même. Comment alors engager les acteurs du terrain et les chercheurs à prendre part à de telles enquêtes qui ne questionnent plus seulement les pratiques d’enseignement et d’apprentissage mais aussi le système (soit l’environnement et les contextes de formation) à l’intérieur duquel ces pratiques se construisent ? Ceci sous-entend également un engagement et une reconnaissance de cette démarche par l’institution, ne cantonnant plus la recherche à un terrain circonscrit d’étude, et installant véritablement une démarche de recherche-action à fort potentiel pour l’enseignement supérieur dans sa globalité.

Bibliographie

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Annexe : Résultats des analyses des activités d’intermédiation du Living Lab

[1Cet article est un prolongement d’une communication assurée lors de la table ronde consacrée aux « réflexions émergentes sur les phénomènes d’innovation dans la formation », à l’occasion des journées d’études du GIS 2if en septembre 2023 : Barry, A., & Crosse, M. (2023). Engager par la recherche les acteurs de l’enseignement supérieur dans la transformation pédagogique. Table ronde lors des journées nationales 2023 du GIS 2if, 27 et 28 septembre 2023, Université Paris Cité.

[2Il est important de noter que les auteures de l’article sont elles-mêmes impliquées dans les dispositifs qu’elles présentent et étudient.

[3Enseignants interrogés dans le cadre d’un article diffusé dans la Newsletter pédagogique de l’UB.

[4Toute personne intéressée par les questions pédagogiques peut participer à faire vivre l’activité de la revue (par des contributions), cette personne pouvant provenir d’horizons variés.


 

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